Trump, Bolsonaro et la brésilianisation du monde

12 April 2023

 

Les anticipations

 

Donald Trump semble surfer sur ses déboires avec la justice américaine et Jair Bolsonaro vient de rentrer au Brésil depuis trois mois passés en Floride. Les deux figures de la nouvelle extrême droite mondiale continuent avec des taux de popularité que leur permettent de confirmer leur hégémonie électorale et politique sur la droite et le centre-droit de ces deux pays continentaux. La plupart des interprétations du phénomène indiquent, d’une part, le rôle d’un courant idéologique néo traditionaliste dont la dynamique a été reconstituée par Benjamin Teitelbaum ; d’autre part, on souligne le rôle néfaste de l’algorithmique des réseaux sociaux à la fois pour la diffusion des fake news et amplifier la polarisation politique.

 

Mais il y a deux autres manières d’appréhender et définir le phénomène : trouver dans les anticipations des explications plus profondes. On peut surement citer la conférence de Umberto Eco sur le fascisme éternel (ur-Fascism) prononcée à l’Université de Columbia (NYC) le 25 avril 1995. C’est une réflexion qui a justement été mobilisée récemment pour décider sur les dimensions historiques du « populisme ». 

 

Or, parmi les anticipations, il y en a une qui a été un peu oubliée et qui nous semble assez actuelle. Il s’agit des considérations finales de Richard Rorty sur le tournant culturel de la gauche américaine dans son livre quasi autobiographique de 1998 sur la pensée de la gauche nord-américaine. Rorty y expose sa vision politique social-démocrate. Dans ce but, il reconstitue ses racines philosophiques et politiques pragmatistes aussi bien que les thèmes de la Progressive Era, sa militance antistalinienne et carrément antimarxiste. L’agression russe contre l’Ukraine donne une nouvelle actualité à ces critiques, notamment quand il affirme avoir eu accès aux critiques du stalinisme et de la révolution bolchevique lorsque, encore adolescent, il participait à une réunion chez ses parents où un militant communiste qui venait de rompre avec le parti (Whitaker Chambers) manifestait sa peur d’être liquidé par les gros bras de Staline. C’est surtout à un voisin de chez ses parents, J. B. S. Hardman, que Rorty attribue les confirmations sur la réalité de la Russie bolchevique. Militant révolutionnaire lithuanien, Hardman avait été « le gouverneur révolutionnaire de Odessa en 1905 et avait fui le pays par peur de la police sécrète soviétique ».  Chez Hardman Rorty a entendu parler pour la première fois du massacre dans la forêt de Katyn de plusieurs milliers d’officiers polonais par la NKVD soviétique, lors de l’occupation du pays par les troupes de Staline dans le cadre du pacte avec Hitler (l’accord Molotov-Ribbentrop). De quoi nous inspirer pour regarder à ce qui se passe aujourd’hui dans ces mêmes régions sous le coup de l’expansionnisme revanchard d’un régime russe qui mobilise l’idéologie rouge-brune d’Alexander Dungin. Ce qui nous ramène directement au mélange national-socialiste de la vie et du destin décrits par Vassili Grossman

 

D’une certaine manière, dans ces pages de Rorty, nous retrouvons une anticipation du conflit déclenché par le régime Poutiniste et les paradoxes de l’appui que cet impérialisme rencontre à gauche aussi bien qu’à droite. Mais c’est plutôt la critique de Rorty au tournant culturel de la gauche libérale américaine et l’anticipation du phénomène Trump qui nous intéressent ici : la crise de la gauche réformiste américaine serait la conséquence de l’hégémonie de la pensée (française) de la différence. L’idée que, depuis 1968, la gauche se serait perdue dans un agenda « culturel » qui n’est plus capable de répondre aux revendications sociales des travailleurs (blue collars) est très enracinée dans la sociologie marxiste ou plus en général progressiste. C’est de ça que parlent Ève Chiapello et Luc Boltanski dans leur recherche, lorsqu’ils discutent le concept de « libération » : « Si le capitalisme incorpore bien dès l’origine une exigence de libération (…), la manière dont il la détourne de façon à accompagner et à stimuler les transformations qui marquent l’évolution du processus d’accumulation, repose sur la confusion entre les deux interprétations du sens à donner au terme ‘libération’, qui peut s’entendre comme délivrance par rapport à une situation d’oppression subie par un peuple, ou comme émancipation par rapport à une forme de détermination susceptible de limiter la définition de soi et l’autoréalisation des individus ». Ainsi, « le capitalisme peut sembler lâcher du lest et aller vers une plus grande libération (dans le premier sens), tout en regagnant une capacité de contrôle et en limitant l’accès à la libération (dans le deuxième sens) ». Ce qui se présenterait comme un clivage entre la « critique sociale » et la « critique artiste ». Pour Rorty c’est la dérive culturelle de la gauche qui en alimente la crise. Pour les deux auteurs français, c’est la dérive « artiste ». Dans les deux cas, « il faudrait (…) que la critique puisse s’enraciner à nouveau dans les dispositifs sociaux dont elle a été peu à peu chassée ».

 

Mais ce que nous voulons souligner ici c’est que Rorty, après s’être situé de manière claire dans le cadre du réformisme d’origine rooseveltienne, il en perçoit le déclin – qu’il attribue au tournant culturel de la gauche – et voit poindre à l’horizon un futur encore plus sombre. Au fur et à mesure que les luttes contre le racisme et le sexisme (les formes de pouvoir qu’il définit comme « sadisme ») recueillent de plus en plus de succès, l’inégalité et l’insécurité n’arrêtent pas d’augmenter.  L’incapacité de la gauche de mettre ensemble les luttes pour la différence et celle pour l’égalité ouvre le chemin à des « démagogues comme Patrick Buchanan. L’Amérique « est en train de prolétariser ses classes moyennes et ce processus peut aboutir en une révolte populiste, du type de celles que Buchanan voudrait promouvoir ». Rorty accuse aussi la globalisation, dans des termes qui nous font penser aux discours actuels sur le « globalisme » : nous nous retrouvons dans « une économie mondiale contrôlée par une classe supérieure cosmopolite qui n’a plus le sens de la communauté »

 

Brazilianization

 

Il est intéressant de noter ici que, parmi les différents auteurs sur les transformations sociales et économiques d’après la fin de la guerre froide, Rorty cite les travaux de Michael Lind et sa prévision d’une « Amérique divisée en castes sociales héréditaires ». Si encore aujourd’hui un des livres les plus intrigants de critique des dérives identitaires de la gauche américaine agite le cauchemar de la libanisation de la politique, dans les années 1990 la perspective d’une traduction politique et violente de la fragmentation sociale était définie comme balkanisation, un peu dans les termes apocalyptiques de la guerre civile généralisée prévue par Hans Magnus Enzensberger.  Mais Lind a organisé sa critique autour d’une autre notion, celle de Brazilianization : «La vraie menace n’est pas la balkanisation mais la brésilianisation de l’Amérique, non pas la fragmentation le long des lignes raciales mais l’atomisation le long des lignes de classe ».  Par ce terme, Lind entend faire une distinction nette entre « la séparation des cultures par la race » et la « séparation des races par la classe ». Il veut dire que, comme au Brésil, une culture commune à l’Amérique pourrait être indéfiniment compatible avec un système informel e flou de castes où la plupart de ceux qui occupent le sommet sont blancs et la plupart des noirs et des métisses se trouvent à la base – pour toujours ».

 

Le futur est devenu Brésil

 

Or, trois décennies après, on peut dire que Rorty et Lind avaient bien prévu les dangers qui guettaient la démocratie nord-américaine : Donald Trump est un Buchanan en pire, surtout parce qu’il a réussi à être élu et il maintient son emprise sur le GOP. En même temps, l’élection de Bolsonaro – deux ans plus tard – a d’une certaine manière montré une américanisation du Brésil plus qu’une brésilianisation des États-Unis. Mais on peut voir tout ça d’une autre manière : le futur est devenu Brésil et donc la brésilianisation de l’Amérique est une brésilianisation aussi du Brésil. La modulation infinie des couleurs du métissage et de l’informalité du travail n’est plus – au Brésil – le fruit du même racisme et du même sous-développement, mais d’un changement radical à la fois de la composition sociale et de celle du travail. Cette modulation n’a plus devant soi l’horizon d’une disciplinarisation industrielle et cela pour deux raisons : d’une part, tout ce qui est disciplinaire est allé en Chine et, d’autre part, la mobilisation post-industrielle du travail aujourd’hui n’a plus besoin de transformer les pauvres en ouvriers : elle mobilise tout le monde en lui mettant en smart phone dans la poche. Du coup, les exclus sont inclus, sans qu’il soit nécessaire qu’ils changent de statut. 

 

Gauche Sociale et Culturelle

 

Pour terminer, on peut dire que ce que disaient Rorty et Lind était à la fois très juste (c’est pour cela qu’ils ont entrevu Trump), mais aussi très erroné (c’est pour cela qu’ils n’ont pas saisi les nouvelles formes de résistance). Le clivage entre la gauche culturelle et celle sociales est effectivement un problème, mais ce n’est pas non plus le retour à la primauté des luttes sociales au détriment de celles culturelles qui va résoudre le problème. Au contraire, l’énigme du renouvellement démocratique passe par la capacité de voir dans les dimensions sociales des luttes culturelles en même temps que celles culturelles dans les luttes sociales. Dans ce sens, il y a un autre côté de la brésilianisation, quelque chose qu’on peut appeler un devenir-Brésil du monde et que l’on a vu dans l’enthousiasme global devant la victoire de Lula aux élections de 2022 : un devenir-Brésil du monde qu’a besoin que d’un devenir-Amazonie du Brésil et d’un devenir-pauvres des politiques sociales.

 

Le problème est que Lula n’est pas un moment de ce devenir-Brésil du monde, mais un représentant de la brésilianisation qui a déjà commencé à circuler avec son attaché case dans les palais des dictateurs comme Maduro et Poutine. 

 

Le devenir-Brésil reste à inventer. 

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