Gaspard Koenig : « Porter un message libéral aujourd’hui est antinomique avec nos institutions présidentielles »

20 October 2022

 

Philosophe, enseignant à Sciences Po, fondateur du Think Tank GenerationLibre, Gaspard Koenig est un intellectuel engagé qui a écrit une quinzaine d’ouvrages. Il est notamment l’auteur de Liber, un revenu de liberté pour tous, avec l’économiste Marc de Basquiat et de La fin de l’individu (Voyage d’un philosophe au pays de l’intelligence artificielle) publié en 2019. Au cours de reportages et de voyages, il confronte la théorie et la pratique.

Dans cet entretien pour Tocqueville 21, notre éditrice Madeleine Rouot interroge Gaspard Koenig sur son dernier livre Contr’un, dans lequel le philosophe se positionne contre l’élection du président de la République au suffrage universel, l’occasion également de revenir sur sa récente candidature à la présidentielle et sur les diverses réformes qu’il promeut au sein de GenerationLibre.

 

Madeleine Rouot (MR) : Pourquoi vous êtes-vous présenté à l’élection présidentielle ?

Gaspard Koenig (GK) : La décision de me présenter à l’élection présidentielle part de la volonté d’aller jusqu’au bout d’une dizaine d’années de militantisme libéral au sein du Think Tank Génération Libre que j’ai fondé en 2013. Le Think Tank n’étant pas là pour faire de la politique, nous souhaitions qu’un relais advienne dans le champ politique pour transmettre nos idées. Comme rien n’est apparu spontanément, nous avons pris les choses en main en décidant de fonder un parti qui corresponde aux idées du Think Tank.

Même si la présidentielle représente tout ce que je condamne, ça reste le seul moyen, en France, de faire émerger un mouvement politique ex nihilo en soulevant un intérêt médiatique et citoyen. Nous l’avons d’ailleurs constaté après avoir monté notre mouvement sur la simplification en juin. Nous avions préparé le terrain en rassemblant des témoignages, en faisant monter le thème de la simplification dans le débat public, en publiant le livre Simplifions-nous la vie ! avec Nicolas Gardères, en faisant quelques meetings, mais c’est véritablement le jour où je me suis présenté à l’élection présidentielle que le mouvement a pris de l’ampleur. Il fallait donc agir selon les règles du système français.

Notre objectif était double. Nous cherchions à comprendre combien nos idées pèsent politiquement, et nous souhaitions voir s’il était possible d’acquérir un moyen de pression en recueillant 4 ou 6 % des voix. Derrière, nous aurions pu commencer à structurer un vrai mouvement politique qui présente des candidats aux élections européennes et aux élections législatives. Cela nous aurait ensuite permis d’entrer dans un rapport de force en imposant nos idées, non par la bonne grâce de celui qui écoute, mais par la négociation politique. Ce projet n’a pas réussi et nous sommes repartis pour 20/30 ans de combat des idées avant de réinvestir le champ politique.

 

MR : Quels enseignements en avez-vous tirés et est-ce à la suite de cela que vous avez décidé d’écrire ce livre ?

GK : J’ai toujours eu une ligne stable contre l’élection présidentielle au suffrage universel. Simplement, cette campagne m’a fait comprendre pourquoi j’avais raison, pourquoi de manière concrète – dans le choix des affiches ou dans le discours de campagne – ce système pousse à la personnification au détriment des idées. Les maires parrainent d’abord un nom, un individu, plutôt qu’une idée ou qu’un mouvement politique.

J’ai ainsi constaté les dommages de la personnalisation. En effet, parmi tous les facteurs qui expliquent la disparition du libéralisme en France, nous avons sous-estimé le rôle des institutions. Porter un message libéral aujourd’hui est antinomique avec nos institutions présidentielles. Car derrière ce message, il y a d’abord une volonté de permettre aux gens de s’organiser par eux-mêmes en trouvant des solutions proches du terrain. Or, ceci reste inaudible durant une élection où chacun souhaite trouver à tout prix l’élu qui viendra résoudre tous les problèmes de la France. Dans le livre, je repasse notamment sur les candidatures à la présidentielle de Pierre Mendès France et de Gaston Defferre qui juste après le référendum de 1962, au moment où Charles de Gaulle instaure le suffrage universel, sont encore dans une optique parlementariste. Ils souhaitent se présenter pour revenir à une conception plus parlementaire des institutions avec un président qui serait davantage en retrait. Mais cela ne fonctionne pas, car l’électorat n’est plus prêt à entendre ça : il lui faut désormais son sauveur.

 

MR : Comment se fait-il que l’on en soit encore là, alors que, comme vous l’expliquez dans votre livre, de nombreux hommes politiques et intellectuels depuis Tocqueville ont dénoncé l’élection au suffrage universel ?

GK : Le sujet de l’élection présidentielle en tant que tel a été finalement peu abordé depuis 1962, et presque aucun livre n’existe à ce sujet. Il faut distinguer la critique du présidentialisme de la critique de l’élection présidentielle en tant que telle. On peut identifier deux écoles. Certains, estiment qu’il est possible de continuer à élire un président au suffrage universel en donnant plus de pouvoir au parlement, c’est le cas de François Mitterrand qui souhaitait simplement que le président ait moins de pouvoir. D’autres, au contraire, pensent que la légitimité que confère l’élection présidentielle fait que quelles que soient les restrictions institutionnelles placées, il y aura toujours une forme de bonapartisme. C’est ma position.

Mais il faut se rappeler qu’après le référendum de 1962, de Gaulle est parfaitement conscient de l’opposition qu’il va rencontrer : une opposition qui est totale et massive à l’époque. D’abord, son projet n’est accepté que par environ 60 % de l’électorat, ce qui représente moins de la moitié des inscrits. Il n’y a donc pas de raz-de-marée en faveur de cette réforme. Ensuite, tous les partis y sont opposés. Le président du Sénat, Gaston Monnerville, dénonce une forfaiture. Le conseil d’Etat considère le projet contraire à la constitution car de Gaulle a recours à un article qui est prévu non pas pour des révisions constitutionnelles, mais pour déclencher des référendums. L’ensemble de la presse, mis à part la presse Gaulliste, est également en opposition. Les bases intellectuelles sont très fragiles, surtout que la mémoire de Louis-Napoléon Bonaparte plane toujours sur l’état d’esprit français qui reste en majorité parlementariste.

Historiquement, cependant, il n’y a aucun pays qui a adopté l’élection au suffrage universel qui y a renoncé de manière légale et pacifique. En France, seul le président a le pouvoir de déclencher une réforme d’une telle ampleur.

 

MR : Pensez-vous, comme Emmanuel Macron, que les Français attendent du président qu’il réinvestisse le « vide émotionnel, imaginaire et collectif » qu’avait créé la Terreur en éliminant le Roi ? Est-ce qu’une culture monarchique subsiste encore et toujours en France ?

GK : Lorsque l’on étudie la IIIe et la IVe République, on se rend compte finalement qu’elles ont très bien fonctionné, et que les délibérations démocratiques produisaient des résultats concrets. Sur ce point, je rejoins l’historien Jean Garrigues, spécialiste de la IIIe et de la IVe, et qui se positionne à contre-courant de l’historiographie de la Ve. Le gouvernement de la IIIe est tout de même le régime le plus long de l’histoire de France post révolutionnaire, même s’il a mal fini pour des raisons exogènes.

En revanche, là où je suis en désaccord avec Jean Garrigues, c’est lorsqu’il estime que les Français restent en grande majorité bonapartistes et conservent une culture monarchique. Lors de mes lectures sur la IIIe République, je n’ai rencontré à l’époque, aucune volonté de faire émerger un Prince. Cela n’a pas empêché l’apparition de grandes figures parlementaires, comme celle de Georges Clemenceau, qui représentait une voix, mais qui n’était pas l’alpha et l’oméga de la France. C’était une conception bien plus saine de la nation, tissée par différentes figures, différentes personnalités et différentes régions. Vouloir réunir la nation en un point focal unique, c’est en même temps la fragiliser.

Il y a également un lien très fort entre présidentialisme et bureaucratie, lien que je n’avais pas fait spontanément. Le fait qu’il y ait un chef clairement identifiable et qui ait beaucoup de pouvoir favorise une gestion bureaucratique des problèmes. Le chef aura ses experts, et ne sentira pas la nécessité de la délibération politique et de la représentation citoyenne. Ce phénomène est cependant davantage lié à la concentration du pouvoir qu’à l’élection présidentielle elle-même.

 

MR : Dans ce contexte-là, quelles solutions envisagez-vous ?

GK : Même si le système est français, on a affaire à un problème mondial. On le souligne assez peu, mais jusqu’au milieu du XXe siècle, la plupart des démocraties sont parlementaires, alors qu’aujourd’hui, on observe un basculement, la plupart des démocraties mondiales sont présidentielles. Cela permet à de grandes figures d’émerger, comme Jair Bolsonaro, Donald Trump et Vladimir Poutine, tous élus au suffrage universel et qui s’imposent sur la scène mondiale en incarnant leur nation. Quelque part, cela ne peut que favoriser l’affrontement. Il y a donc une incidence géopolitique dont la France est en partie responsable. En effet, c’est à la suite du référendum gaulliste que Léopold Sédar Senghor embraye en 1963 au Sénégal, et qu’ensuite ce mode d’élection se dissémine en Afrique, en Amérique Latine, puis dans les pays de l’ex-URSS. Pierre Rosanvallon explique, lui aussi, que la rupture gaulliste est responsable de la forme qu’a prise la démocratie dans le monde.

Historiquement, il n’y a aucun exemple de transition inverse. Il est possible de fantasmer sur le référendum d’initiative partagé, mais j’ai du mal à y croire. On peut aussi rêver à des systèmes plus appropriés à la société d’aujourd’hui, tels que la démocratie délégative, que je décris dans le livre, et qui permettrait une représentation bien plus conforme aux usages que l’on a des réseaux sociaux et du téléphone portable, avec un choix qui peut être à tout moment retiré ou déplacé.

Alors évidemment, le renforcement de la démocratie locale à la Tocqueville permettrait au moins de diluer le pouvoir présidentiel et de se concentrer sur les problèmes de la communauté et du local. Il y a un fort appétit pour cela aujourd’hui, de la part des communes, mais aussi des régions. Quant à sa chute définitive, même les Insoumis qui veulent une grande constituante restent très vagues sur la question de l’élection présidentielle, car ils souhaiteraient en profiter. Le moyen le plus simple serait encore un contre-référendum, décidé par le président dans les mêmes conditions que de Gaulle avait fait le sien. Mon seul espoir est qu’Emmanuel Macron soit assez orgueilleux pour que ça lui plaise d’être le dernier des présidents élus.

 

MR : Plus généralement, vous vous inscrivez dans la tradition libérale française. Quelle est votre conception de la liberté et quel rôle réservez-vous à l’Etat ?

GK : Friedrich Hayek oppose la tradition gallicane à la tradition gauloise, qui est, selon lui, une tradition où l’état est chargé d’émanciper l’individu de ses différentes tutelles, des corporations, des privilèges, des oppressions culturelles ou des aliénations religieuses. Ce cadre-là ne me dérange pas. C’est d’ailleurs tout à fait cohérent avec la promotion du revenu universel (RU), d’une retraite à point et d’un certain nombre d’autres réformes que GenerationLibre promeut. L’Etat doit être là pour mettre du mouvement. Les communautés humaines recréaient toujours des rentes. Le rôle de l’Etat est donc de les casser interminablement.

Pour que les libéraux survivent et continuent à faire entendre leurs voix en France, mais aussi dans le reste du monde, il me semble indispensable que le libéralisme fasse son aggiornamento, comme il l’avait fait dans les années trente à l’occasion du colloque Walter Lippmann. Il faut qu’il explicite une critique ferme et radicale du néolibéralisme, qu’il ne considère pas, par exemple, que toute solution émanant du privé est émancipatrice, ou qu’il réalise que la loi de l’intelligence artificielle peut être tout aussi oppressante pour l’individu que des normes étatiques.

Le libéralisme doit aussi prendre en compte la question écologique qui le remet en cause dans ses principes même. Que veut dire être propriétaire d’une parcelle de nature aujourd’hui, lorsque l’on sait que la terre contient des millions de vers de terre nécessaires à la survie de la planète ? Ne parlons même pas de la question des externalités négatives, un terme trop « gentil », qui ne permet pas d’affronter la réalité des dommages considérables causés aux autres.

Ne faut-il pas, dans ce cas, redéfinir la liberté, qui ne devrait pas simplement être une liberté neutre, envisagée comme la possibilité d’avoir accès à un maximum de choses, de croire, de jouir d’un maximum de biens. Il faut inclure une forme de maîtrise de soi, une dimension morale, qu’il serait nécessaire d’imbriquer dans une forme de politique publique.

 

MR : L’écologie peut-elle redonner une dimension morale à la liberté ?

GK : Possiblement. Tocqueville opère un lien entre lutte contre la bureaucratie et une forme d’intuition de la nature. Quand il écrit Quinze Jours au désert, un texte sur son parcours à cheval dans les forêts du Michigan, il trouve déplorable que la civilisation vienne détruire tout ça. A l’origine du libéralisme de Tocqueville, on trouve une réflexion sur la notion de liberté dans la nature, dans un écosystème où il est nécessaire de contrôler ses propres besoins, de manière plus stoïcienne. Cette vision-là a été évacuée par un productivisme qui, à mon avis, est tout autant Bolchevik que Libéral. Il n’est donc pas question d’associer dommage environnemental et capitalisme.

 

MR : Cette conception de la liberté-là, l’avez-vous acquise lors de votre voyage à cheval sur les traces de Montaigne en France, en Italie et en Allemagne ?

GK : L’évolution personnelle et l’évolution intellectuelle sont intimement liées, je le reconnais volontiers. C’était un voyage ultra contraint puisque nous ne pouvions pas nous arrêter où nous voulions, nous ne pouvions pas téléphoner, nous ne pouvions pas marcher n’importe où. Il y avait constamment des barrières et constamment des obstacles. Pourtant, personnellement, je me sentais bien plus libre ainsi qu’en prenant l’avion. D’où provient ce sentiment de liberté ? Toute la philosophie antique est fondée sur la même morale, une philosophie assez simple de maîtrise de soi, de maîtrise des besoins, d’indifférence, de neutralité vis-à-vis des circonstances extérieures. Cette disponibilité-là rend extrêmement libre dans la maîtrise de son temps, dans le rapport à autrui aussi. Il y a une voix à trouver qui part de ce sentiment-là, mais qui reste fidèle aux principes libéraux. Si on ne prend pas cette question-là à bras-le-corps, c’est l’écologie politique qui gagnera.

 

MR : Pouvez-vous nous expliquer comment le revenu universel tel que vous le concevez est cohérent avec votre vision de la liberté ?

GK : A partir du moment où l’on considère que l’Etat émancipe l’individu – l’idée révolutionnaire française de base – il reste, comme l’explique Thomas Paine, un droit que la Révolution française n’a pas donné, qui est le droit à la subsistance. On réinjecte un peu de liberté réelle, comme diraient les marxistes, dans la liberté formelle, mais pas sous forme contrainte.

Le revenu universel, contrairement au régime d’allocation actuel, serait donc un système moins paternaliste pour lutter contre la grande pauvreté. C’est parce qu’aujourd’hui, le système du RSA est fondé sur la valeur travail, qu’il créait des effets de seuil et empêche les gens de travailler. Le RU éliminerait ce phénomène en n’enfermant plus les individus dans des cases qui les empêchent actuellement de progresser, à la fois dans l’échelle des salaires que dans la reprise de l’activité. Un RU, non-intrusif et inconditionnel, permettrait à l’Etat d’être neutre par rapport au choix du travail et du non-travail. Il existe toute une tradition libérale qui vient appuyer cela. John Stuart Mill et Hayek l’évoquent tous deux, et Milton Friedman conçoit l’impôt négatif. La différence entre revenu universel et impôt négatif est d’ailleurs assez minime : ce sont essentiellement des différences techniques de mise en pratique.

Philippe Van Parijs est mon auteur de référence sur le sujet. Lui, va beaucoup plus loin. Il estime que le rôle de la société est de rendre l’individu libre, quelle que soit l’utilisation qu’il fait de son argent, l’objectif étant qu’il puisse choisir ses propres valeurs et expérimenter. Ainsi, la diversité, l’expérimentation, la multiplicité des valeurs sont fondées matériellement sur une sorte de substrat matériel au libre-arbitre. Cela permet d’évacuer l’argument de la contrainte économique. Cependant, comme l’explique Van Parijs, l’objectif n’est pas la fin des inégalités : le RU se prononce avant tout sur la question de la pauvreté, mais pas sur celle des inégalités. Aujourd’hui, la gauche, souhaiterait réduire les inégalités, en espérant ainsi éliminer la pauvreté, car elle la conçoit toujours comme une pauvreté relative. Nous reprenons donc la conception de la pauvreté absolue, en partant du principe qu’il faut couvrir une pauvreté réelle, ce qui réduira certainement les inégalités avec la redistribution, sans que cela soit le but premier. Comme le dit Thomas Paine, « je me fiche que certains deviennent très riches, du moment que personne ne devient très pauvre en conséquence ». C’est une bonne synthèse de la philosophie du RU.

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