Relire un début et une fin. Pour commémorer Raymond Aron, 1983-2023

13 November 2023

Vincent Duclert, historien, chercheur titulaire et ancien directeur du Centre Raymond Aron (CESPRA, EHESS-CNRS)

 

Raymond Aron est décédé le 17 octobre 1983 à 16h30, dans la voiture de l’Express qui le ramenait au journal, depuis le Palais de Justice de Paris où il venait de témoigner en faveur de Bertrand de Jouvenel –lequel intentait un procès en diffamation contre l’historien israélien Zeev Sternhell qui l’avait qualifié de « fasciste » et de « pronazi » dans son livre Ni droite ni gauche. A la barre de la 17e Chambre, Raymond Aron critique le livre qui « donne du fascisme une définition tellement vague […] que l’on peut y rattacher n’importe quoi”. Et de saluer son ami Jouvenel comme « l’un des deux ou trois premiers penseurs politiques de sa génération ». Il n’est pas dans notre intention de revenir ici sur le fond de l’affaire. Deux articles du Monde permettent de mieux s’approprier le sujet, celui de Thomas Wieder analysant la biographie de Bertrand de Jouvenel par Olivier Dard parue en 2008, et  celui de Zeev Sternhell lui-même réagissant au dossier du journal publié le 13 mars 2005 pour le centenaire de la naissance de Raymond Aron. Thomas Wieder, de la rédaction du quotidien, s’appuyait là sur la biographie de référence publiée pour le dixième anniversaire de la mort de Raymond Aron. L’auteur, Nicolas Baverez, qui allait devenir par la suite un essayiste très écouté, mentionne la dernière phrase qu’il prononce, à l’adresse du chauffeur de L’Express, avant de s’écrouler dans la voiture qui l’attendait, terrassé par une crise cardiaque : « Je crois que j’ai dit l’essentiel ».

Souvent, durant la longue existence intellectuelle qui le mena au sommet de la pensée de son temps,  Raymond Aron « dit l’essentiel ». Ses Mémoires, qui constituent son dernier écrit majeur avant sa disparition, en témoignent, et particulièrement l’ultime conclusion du dernier chapitre intitulé « Épilogue». Ce « dénouement » comme le sont un épilogue et sa fonction, vise précisément à dénouer des nœuds empêchant de connaître, de comprendre et de penser, une triple exigence que Raymond Aron applique à l’histoire du monde comme à son jugement de savant. Pour lui-même, il s’est efforcé de surmonter le choc de l’embolie pulmonaire qui le frappa en mai 1977, « à la veille de quitter Le Figaro, impatient d’un nouveau départ, insoucieux de mon âge ». S’il parvint à récupérer la totalité de ses fonctions physiques et mentales, en particulier le langage parlé, Raymond Aron n’en conçoit pas moins la réalité d’une épreuve existentielle où l’activité de la raison succombe à l’altérité du corps. Ce nœud affectant ces fonctions, nœud au sens propre puisque l’embolie pulmonaire signifie qu’une artère est nécessaire au fonctionnement d’un poumon est obstruée par un caillot de sang, projette le savant dans le temps du « sursis », titre donné à la cinquième et dernière partie de ses Mémoires : « Le sursis (1977-1982) ». 

Face à l’histoire du monde, Raymond Aron a travaillé de même à la dénouer ou, plus exactement encore, à démontrer par l’étude et l’analyse qu’il reste toujours possible à l’historien, au philosophe, de s’élever au-dessus de ce qu’il est convenu d’appeler le matérialisme historique, ou le tragique de l’histoire qui se définit par un exil définitif de la raison, l’être humain perdant alors toute liberté d’agir et de penser. Raymond Aron peut se prévaloir d’avoir affronté cette loi du tragique historique à un moment particulièrement crucial de cet exil, dans le temps des États totalitaires, à l’« ère des tyrannies » selon l’historien philosophe qui l’a beaucoup inspiré, Élie Halévy. Celui-ci expose ses thèses le 28 novembre 1936 devant la Société française de philosophie (SFP), à savoir qu’en Russie, avec le « “communisme de guerre” […], un groupe d’hommes armés, animés par une foi commune, a décrété qu’il était l’État : le soviétisme, sous cette forme, est à la lettre, un “fascisme” ». Il ajoute : « les régimes sont identiques. Il s’agit du gouvernement d’un pays par une secte armée, qui s’impose au nom de l’intérêt présumé du pays tout entier, et qui a la force de s’imposer parce qu’elle se sent animée par une foi commune ». 

Et Élie Halévy de poursuivre. Du côté du fascisme qu’il présente comme « une imitation directe des méthodes russes de gouvernement », il s’est constitué en Italie et en Allemagne, « sous le nom de corporatisme, une sorte de contre-socialisme, que je suis disposé à prendre plus au sérieux qu’on ne fait généralement dans les milieux contre-fascistes ». Cette évolution consiste « dans une étatisation croissante, avec collaboration de certains éléments ouvriers, de la société économique ». « Bref, conclut-il, en partant du socialisme intégral, on tend vers une sorte de nationalisme. De l’autre côté, en partant du nationalisme intégral, on tend vers une sorte de socialisme. Voilà tout ce que je voulais dire. » Avec sa double connaissance du socialisme européen et du fascisme italien, ajoutée à sa compréhension idéologique et politique des relations internationales, Élie Halévy parvient à identifier la menace globale qui pèse désormais sur les démocraties sans que celles-ci n’en aient encore conscience.

Dès l’avènement du fascisme en Italie puis après 1933 la victoire du nazisme en Allemagne, ces démocraties et leurs dirigeants se révèlent incapables de penser collectivement ces nouveaux régimes qui leur font face et de s’armer en conséquence. Après Élie Halévy en 1936, Raymond Aron s’en rend capable avec la conférence qu’il délivre le 17 juin 1939, devant la SFP à son tour. « États démocratiques et États totalitaires », le titre qu’il lui donne, est l’aboutissement des travaux et recherches qu’il conduit depuis son retour d’Allemagne à la fin de l’année 1933, trois ans durant lesquels il a assisté à l’agonie de la République de Weimar et le triomphe du nazisme. Fort de cette compréhension de l’histoire se faisant, alors même que le mouvement historique paraît apparaît inéluctable et définitivement périlleux pour la liberté individuelle et les sociétés démocratiques, Raymond Aron apparaît très armé, intellectuellement, politiquement, moralement pour affronter ces périls, pour choisir la résistance et engager le combat. 

Il n’est pas seul non plus dans ce combat aux buts très clairs désormais quand bien même la communauté des savants qui partage ses convictions est de dimension bien modeste, marquée de surcroît par la disparition soudaine d’Élie Halévy neuf mois seulement après la conférence de l’« ère des tyrannies », dans la nuit du 20 au 21 août 1937 dans sa demeure de Sucy-en-Brie, la « Maison Blanche », sa femme Florence veillant à ses côtés jusqu’à son dernier souffle. Mais la détermination de Raymond Aron et des siens, comme le jeune historien et économiste Étienne Mantoux, est grande, à l’image du passage de témoin qui s’opère entre la conférence de l’« ère des tyrannies » de 1936 et celle qu’il consacre aux « Etats démocratiques et [aux] Etats totalitaires » trois ans plus tard. Ces années de sombre pessimisme historique, il s’en souviendra comme d’un temps heureux aussi, par leur signification d’un possible toujours réel, reconnaîtra-t-il dans ses Mémoires venant soudainement clore son existence

« Nous vécûmes des années intenses, illuminées par la naissance et les premières années de notre fille Dominique, enrichies par la familiarité avec des hommes hors du commun, assombries par la décadence de l’économie et de la politique françaises, par l’obsession de la guerre que nous sentions inévitable et à laquelle, malgré tout, nous ne voulions pas nous résigner. » 

Dans Le Spectateur engagé de 1981, Raymond Aron est plus catégorique encore : « Jamais je n’ai vécu dans un milieu aussi éclatant d’intelligence et aussi chaud d’amitié que dans les années trente, et jamais je n’ai connu, disons, le désespoir historique au même degré. » En 1965, lors de la remise de son épée de membre de l’Académie des sciences morales et politiques, il datait de son séjour « sur les bords du Rhin » au début des années 1930 « le projet qui est resté (le sien), penser l’Histoire en train de se faire ». En 1952 déjà, il observait : « pour surmonter l’Histoire, il convient d’abord de la reconnaître ». En 1983 enfin, il clôt ses Mémoires sur un aveu qui n’a pas été nécessairement considéré à travers toute son importance. Se référant à ces temps anciens où s’était forgée sa pensée politique de la liberté face aux tyrannies, fondement des Etats mais aussi des sociétés démocratiques, il écrit : 

« Si je m’abandonnais à mes humeurs noires, je dirais que toutes les idées, toutes les causes pour lesquelles j’ai lutté apparaissent mises en péril au moment même où l’on m’accorde rétrospectivement que je n’avais pas cédé au découragement. Les régimes pour lesquels j’ai plaidé et dans lesquels certains ne voient plus qu’un camouflage de pouvoir, par essence arbitraire et violent, sont fragiles et turbulents ; mais, tant qu’ils resteront libres, ils garderont des ressources insoupçonnées. »

La liberté est le point cardinal de son  action comme de sa pensée. L’appel à défendre les conditions pour qu’elle demeurât ressemble au legs de Raymond Aron en ce début d’automne 1983, alors qu’il ne sait pas encore qu’il vit ses derniers jours (1).

L’épilogue de ses Mémoires revêt pourtant des accents testamentaires, d’autant plus forts qu’ils se projettent dans ses « vingt ans ». Face à l’histoire-se-faisant et aux défis permanents qu’elle exige de la pensée, seule compte en définitive la conscience historique, la conscience imprégnée par l’histoire, conférant à la pensée sur l’histoire les ressources de la longue durée essentielle à sa compréhension. C’est-à-dire à la possibilité d’en être pas totalement prisonnier, de s’en émanciper et de retrouver une authentique liberté d’action malgré tous les sursis qui entourent la personne humaine.  

« Je ne voudrais pas terminer cette trop longue rétrospective par des réflexions sur l’histoire-se-faisant. Par définition, elle continue ; le point où elle s’arrête pour moi ne signifie rien en soi ni pour les autres. Mon activité professionnelle n’a pas rempli ma vie, ni les articles, ni les livres, ni l’enseignement. À ma femme, à mes enfants, à mes petits-enfants, à mes amis je dois de vivre dans mon “sursis” depuis 1977, non dans l’angoisse mais dans la sérénité. Grâce à eux, j’accepte la mort –c’est facile-, mais avant elle les séquelles de l’embolie et les atteintes de l’âge – ce qui est plus dur. Je me souviens d’une expression que j’employais parfois quand j’avais vingt ans, dans des conversations avec des camarades et avec moi-même : “faire son salut laïc”. Avec ou sans Dieu, nul ne sait, à la fin de sa vie, s’il est sauvé ou perdu. Grâce à eux, dont j’ai si peu parlé et qui m’ont tant donné, je me remémore cette formule sans peur ni tremblement. »

« Je crois que j’ai dit l’essentiel », les derniers mots de Raymond Aron au dernier jour de sa vie pourrait convenir aux dernières phrases de l’ « Épilogue » de ses Mémoires. Le belle et juste expression rejoint celle d’ Élie Halévy au terme de sa conférence de l’« ère des tyrannies » : « Voilà tout ce que je voulais dire.  »

 

Notes:

(1) La vie de Raymond Aron croise brièvement la mienne, quelques jours avant sa mort. A l’époque étudiant en maîtrise d’histoire, je conduisais une première recherche sur les éditions de Minuit clandestines durant la Seconde Guerre mondiale (sous la direction des professeurs René Rémond et Jean-François Sirinelli à l’université de Paris X Nanterre). Compte tenu du rôle de Londres et de la France Libre dans ce qu’il était convenu d’appeler « la résistance littéraire », je contactais Raymond Aron au Collège de France. Il me répondit aussitôt par lettre, le 27 septembre 1983 : « Je vous remercie pour votre lettre et je répondrai volontiers à vos questions dans la mesure de mes moyens, c’est-à-dire de mes souvenirs. Pour l’instant, je suis accaparé d’obligations futiles, liées à mes Mémoires. Mais il n’y a pas d’urgence, je suppose, pour votre recherche et je vous propose donc le mardi 18 octobre à 15h15 à L’Express, 61 avenue Hoche, Paris 8e. Si ce rendez-vous ne vous convient pas, ayez l’obligeance de prendre contact avec ma secrétaire (755.97.98) pour convenir d’une autre date. Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à l’assurance de mes sentiments les meilleurs. Signé Raymond Aron. » (Archives privée V. Duclert, publication autorisée par Dominique Schnapper). Je confirmais dans un premier temps ce rendez-vous fixé au lendemain de sa déposition au procès Jouvenel. Tombé sérieusement malade quelques jours plus tard, je fus contraint de demander à le repousser, après le 18 octobre donc. Il avait été convenu avec Raymond Aron que je le recontacterai dès ma santé retrouvée. L’annonce de sa mort accidentelle m’affecta particulièrement. En concevant et préfaçant en 2017 le recueil Croire en la démocratie de ses textes de 1933-1944 sur le pouvoir des tyrannies et le combat de la liberté, en conduisant avec Marie Scot l’édition des œuvres complètes d’Élie Halévy aux Belles Lettres depuis 2016, j’estime acquitter une partie de ma dette contractée à l’égard d’une pensée trop tôt interrompue, et qu’il convient de toujours redécouvrir – à la manière de ces valeurs constitutives des libertés démocratiques dont il disait au terme d’ « États démocratiques et États totalitaires » : « il importe que nous donnions à tous ceux qui nous entendent, à tous les Français, la conviction suivante : les Français sont des héritiers, mais, pour sauver un héritage, il faut être capable de le conquérir à nouveau. » (reproduit in Croire en la démocratie).

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