Lula et la Bourse de valeurs de Kiev !

16 February 2023

Après avoir fait face à des menaces de toutes sortes culminant avec l’invasion des palais de la « Place des trois pouvoirs » conçu par Oscar Niemeyer, le gouvernement Lula s’est enfin mis en place. Au début du mois de février 2023, on peut déjà distinguer la mise en place de différents chantiers décisifs : les articulations politiques avec les nouveaux présidents du Parlement et du Sénat ; le secours aux Yanomami et le début de l’expulsion des orpailleurs; la reprise du protagonisme en politique étrangère (avec la visite à Buenos Aires, à Montevideo, la participation à la CELAC, la visite de Scholz à Brasilia et le voyage à Washington pour rencontrer Joe Biden).

 

Pour chacun de ces axes, on peut indiquer une nouvelle détermination et en même temps un mélange déjà préoccupant d’inerties et de profondes contradictions. Lula doit se féliciter de l’élection des deux présidents du parlement, mais il faut bien savoir que ce sont les mêmes qui ont travaillé avec Bolsonaro dans les deux dernières années de son gouvernement ; l’expulsion de 20.000 orpailleurs du territoire Yanomami se présente aussi complexe que le dépassement des inerties créées par une expansion de la frontière amazonienne que le gouvernement sortant n’a fait qu’amplifier ; l’incroyable succès international de Lula rend encore plus paradoxales certaines de ses déclarations : à Montevideo, il a défini l’impeachment de Dilma (en 2016) comme si c’était un « coup d’état » ; dans la conférence de presse avec Scholz, interrogé sur l’invasion russe de l’Ukraine, il a mis sur le même plan l’agresseur et l’agressé (« Si un n’en veut pas, deux ne se disputent pas ») et proposé la constitution d’un « groupe de paix », comme si les Nations Unies n’existaient pas. 

 

Mais c’est autour de la politique économique que se concentrent à la fois les attentions et les tensions. Alors qu’au niveau de la représentation parlementaire Lula montre un pragmatisme qui frôle le cynisme, sur les questions de politique économique, il affiche un récit très polarisé : l’État contre le Marché. Une radicalisation amplifiée aussi par une nouvelle description de l’invasion de Brasilia comme ayant été une « révolte des riches ». Il est clair que Lula adhère aux thèses qui voient les taux d’intérêt comme étant la cause des problèmes et non pas un des symptômes.

 

L’État contre le marché ?

 

La bagarre avec « le » marché a lieu le long de deux tranchées : d’une part, par l’occupation des principaux postes de gestion de l’économie ont été confiés à des hommes politiques du PT (sans aucun critère technique) : le ministère de l’économie a été confié à Fernando Haddad (candidat vaincu aux présidentielles en 2018 et en 2022 lorsqu’il concourrait pour l’État de São Paulo) ; la présidence de la Petrobras à un sénateur du PT (Jean-Paul Prates) et la présidence de la Banque Nationale de Développement (BNDES) à Aloízio Mercadante, une des figures historiques du PT. Au fur et à mesure que ces nominations étaient annoncées les cours de la Bourse flottaient et la polémique de Lula (et du PT) contre « le » marché montait. Et voilà un deuxième front : lors de la cérémonie d’investiture du président du BNDES, après avoir affirmé que la banque reprendrait ses emprunts à Cuba et au Venezuela – en attribuant leur défaut dans le paiement des anciens emprunts à Bolsonaro – Lula a attaqué le président de la Banque Centrale, le seul poste qu’il ne peut pas changer à cause de la loi – récemment votée – qui en assure l’autonomie. L’attaque au Président de la Banque Centrale est double : à cause du « bolsonarisme » de son Président et surtout à cause des taux d’intérêt pratiqués. Pour que l’économie reprenne le chemin de la croissance, il faut que les taux baissent ; pour que les taux baissent, il faut que la Banque Centrale perde son autonomie. 

 

C’est un jeu risqué, mais qui peut arriver à des médiations. L’objectif est d’accélérer une flexibilisation de la politique monétaire, avec une éventuelle augmentation de la limite d’inflation prévue. Le risque est que cela ait des effets opposés (ralentir la chute des taux et amplifier la montée de l’inflation). De toute manière, la pression de Lula est traversée par une urgence matérielle – affronter le bolsonarisme par la croissance et la lutte contre le chômage – et une dimension idéologique. La monnaie est vue comme toute puissante en même temps que « le » marché est perçu comme le comité central du « parti des riches » organisés contre les « pauvres ». 

  

En fait, nous avons ici trois lignes de réflexion. Tout d’abord, la victoire électorale de Lula est bien plus contradictoire de ce qu’on dirait : alors qu’il est justement salué comme un rempart de la démocratie, Lula maintient ses alliances avec des gouvernements qui la menacent : Cuba, Venezuela et bien sûr la Russie de Poutine. Ensuite, les variations des cours de la bourse de valeurs, quand elles ne vont pas dans la direction souhaitée, sont stigmatisées comme manifestation idéologique du « marché ». Enfin, les taux d’intérêt sont vus comme indépendants de la monnaie, comme si celle-ci avait une valeur intrinsèque. Ce sont trois fétiches idéologiques qui s’alimentent réciproquement :  la misère de Cuba, la catastrophe vénézuélienne et la guerre de Poutine seraient, respectivement, les fruits du blocage américain de Cuba, de l’impérialisme contre le Venezuela de Maduro et de l’expansion de l’Otan ; le « marché » serait quelque chose comme l’Occident Collectif de la propagande de Poutine, et il serait animé par des intérêts homogènes ; les taux d’intérêt seraient décidés au nom du capitalisme financier (rentier) et l’inflation n’aurait pas beaucoup d’importance. Inutile de dire que ce récit est perçu comme un virage positif par la « gauche » qui voit le marché et les riches comme les obstacles à la « croissance ».  

 

Le premier grand problème est que ça ne marche pas ou, pire, ça peut aggraver la situation à la fois économique et politique. Une manière de démystifier ce débat est de mettre ensemble ses trois dimensions.

 

Marché et coordination 

 

Commençons par la notion de marché. Une économiste brésilienne qui travaille aux États-Unis a défini les critiques aux attaques de Lula à la Banque Centrale comme étant sans nuances, comme si elles étaient produites par des cerveaux sans plis, exactement comme les réponses sans sel qu’offre le ChatGPT interrogé par elle-même. Or, Yann Le Cun, un des pionniers du Deep Learning, explique que l’inspiration pour développer des réseaux neuraux qui imitent ceux de notre cerveau a été dès le départ la conviction que la seule manière de construire un dispositif intelligent est qu’il soit capable d’auto-organisation. Ce n’est pas par hasard que Hayek a participé à ces efforts en reprenant la notion Smithienne de « main invisible ». Le marché, dans ce sens, est une forme d’auto-organisation – c’est-à-dire de coordination – qui permet d’actualiser en temps réel les décisions sur le futur (sur le risque que tout futur implique par définition). Dans ce sens, le marché n’est ni un ni le problème, au contraire. Le problème est que le marché est traversé par différents degrés de verticalité produits par les concentrations des capitaux et la centralisation des décisions qui en dérive ou qui le traverse. Plus les marchés évoluent de manière horizontale, plus ils participent aux dynamiques démocratiques. Plus ils sont traversés par des verticalités, moins ils sont démocratiques. Mais la pression politique « contre » les marchés ne fonctionne tout simplement pas, car elle centralise encore plus les décisions et de manière encore moins démocratique et détraque les dynamiques de coordination (ce qui se passe de manière évidente avec la corruption et les économies mafieuses). Voilà pourquoi, les pays sans « marchés » n’ont jamais augmenté la richesse sociale et ont toujours finit par introduire des formes coercitives de coordination : comme le travail forcé (ou la Covid Zéro dans la dérive autoritaire de la Chine contemporaine).

 

La question qui se pose est donc de savoir comment rendre le marché le plus horizontal et démocratique possible, avec les dynamiques de coordination les plus libres possibles.

 

Passons donc à la monnaie. La critique à l’autonomie de la Banque Centrale et à sa politique de combat à l’inflation (par des taux d’intérêts très élevés) dérive d’une double équivoque. La première est même une question de politique économique : plus Lula attaque cette autonomie, plus il sera difficile de baisser les taux. Le deuxième est un plus théorique : paradoxalement Lula et ses conseillers mobilisent la même notion de monnaie qui menait Milton Friedman à dire « qu’elle est trop importante pour qu’on y touche ». La différence est que Lula veut y toucher justement car elle aurait une valeur en soi. Or, la monnaie est, d’une part, création ex nihilo (décision) et, d’autre part, pure relation : ces deux dimensions convergent dans une troisième qui est l’information qu’elle permet de stocker (accumuler) dans le temps (créance). Cette énigme trinitaire se maintient dans le temps seulement si elle s’ancre quelque part : le matériel qui la supporte ; le sceau de l’autorité qui la frappe (quand c’est du métal) ou la signe (quand c’est du papier) ou le mot de passe (quand elle est numérique). Or, tous ces étalons (ou ancrages) peuvent ont besoin de nourrir – notamment par le truchement de l’imitation – la confiance sans laquelle la monnaie cesse tout simplement d’exister : la confiance est cette dimension qui fait que l’on accepte une monnaie comme moyen de liquidation (de paiement) car on est sûrs de pouvoir la repasser à n’importe quel autre agent sur le marché. Or, la confiance est la chose la plus difficile à se produire alors qu’il est très facile de la détruire. C’est là qu’on rencontre la question de la démocratie : la confiance ne saurait pas être imposée, elle doit proliférer, comme la démocratie.

 

La Bourse de Kiev

 

Ce qui caractérise l’Amérique du Sud est que la confiance y est très précaire. Dans certains pays elle est inexistante et la monnaie est le dollar : officiellement en Équateur et de facto au Venezuela. Mais le cas le plus emblématique est celui de l’Argentine : après la multiplication de plans hétérodoxes et orthodoxes (surtout avec plusieurs épisodes de saisie de l’épargne – les « corralitos » – au long des dernières décennies), l’Argentine est à nouveau aux abois. Le pays fonctionne aujourd’hui avec un système trimonétaire : le peso, le dollar officiel, le dollar blue (marché noir). Le moyen de paiement et liquidation des opérations est le peso. Le dollar officiel est utilisé pour les exportations et quelques transactions avec le commerce externe. Le dollar blue sert comme unité de compte et réserve de valeur par une bonne partie des Argentins de toutes les classes sociales. Le détail étant que le dollar blue vaut le double que celui officiel. Qu’est-ce que cela signifie ? Tout simplement que les Argentins n’ont aucune confiance dans la monnaie souveraine et encore moins dans les taux de change officiels : di coup, ils ont résolu la question des taux d’intérêt, qui n’ont plus beaucoup d’intérêt. L’idée que l’on peut résoudre les impasses et les énigmes de la croissance à partir de décisions volontaristes sur la monnaie et les prix est très risquée : ça peut déterminer les effets opposés.

 

Nous en venons enfin au scénario global. Depuis la crise de 2008 et l’épisode de la dette souveraine européenne, les banques centrales du monde ont mis en place un gigantesque politique d’assouplissement monétaire (Quantitative Easing). Dans la pandémie, cette inflexion a pris un tournant encore plus radical, avec la création de volumes gigantesques de monnaie destinés à maintenir en circulation ce que la lutte contre le virus confinait. Avec Biden, celle qui semblait entre une politique liée à l’urgence essaie de devenir la base d’un nouveau paradigme articulé sur une palette importante d’investissements sociaux et d’infrastructures (de distribution du revenu, le système de santé, d’infrastructures pour la transition énergétique). Ce nouveau paradigme semblait se choquer avec le retour de l’inflation, comme si elle était la conséquence d’une émission monétaire exagérée. En réalité, les mesures de contention de l’inflation ont montré que, aux États-Unis et en Europe, elle est surtout le fait des chocs externes, dans l’ordre : la stratégie du zéro Covid chinoise et l’agression russe en Ukraine. Aux États-Unis l’inflation commence à baisser (il est encore tôt pour savoir si c’est une tendance consistante), l’emploi atteint les niveaux les plus élevés depuis 40 ans et les démocrates ont eu les meilleurs résultats dans les élections de midterm depuis Ronald Reagan. 

 

Il y a donc une double brèche pour travailler sur la confiance : tout d’abord, Lula devrait réaliser que le plus grand actif dont il dispose pour baisser les taux ce n’est pas la casse de l’autonomie de la Banque Centrale, mais lui-même et sa victoire au nom de la défense de la démocratie. Or, aujourd’hui la démocratie vibre dans les politiques sociales de Biden et surtout dans la résistance ukrainienne : la bourse de valeurs de la démocratie aujourd’hui se trouve à Kiev.

 

Entre la monnaie et la politique externe, il y a des liens que Lula ne soupçonne pas, mais qui sont fondamentaux.

 

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