Le populisme « créole » de Jean-Luc Mélenchon

26 August 2021

 

L’époque accélérée où nous vivons nous fait perdre la notion du temps. Cela fait déjà un peu plus de dix ans que Jean-Luc Mélenchon s’est rapproché du populisme de gauche. En 2010, pour la première fois, il se revendique comme étant « populiste ». Pourtant, à ce moment-là son adhésion à ce type de discours est encore timide. En 2012, lors d’un colloque à Buenos Aires avec des théoriciens du populisme de gauche dont Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, Mélenchon évoque encore des réserves l’empêchant de s’affirmer pleinement comme un « populiste», expliquant que ce terme est trop stigmatisé en France.

 

Par conséquent, nous pouvons dire que Mélenchon n’a épousé pleinement le populisme de gauche qu’il y a cinq ans, en 2016, lorsqu’il a cessé d’être le leader d’un parti de gauche radicale pour se convertir en chef de la France insoumise, un mouvement existant au-delà de tout cadre partisan. Évidemment, beaucoup pourrait être dit à propos des cinq années passées depuis. Étant donné la jeunesse de cette formation politique, cependant, nous prenons acte que tout bilan de cette expérience ne peut être que provisoire, voire prématuré. Alors, en songeant à un horizon de temps plus lointain, je me concentrerai sur un développement récent dans le discours de Mélenchon. Celui-ci aurait des conséquences prometteuses dans le long terme pour la France et pour les populistes de gauche en général : c’est l’idée d’un populisme « créolisé », ou d’un populisme « créole ».

 

Mélenchon a parlé de « créolisation » pour la première fois en septembre 2020, lors de la  création du think tank Institut La Boétie. Il emprunta ce terme à l’écrivain martiniquais Édouard Glissant, décédé en 2011. Une Sixième République, que Mélenchon défend depuis longtemps, gagna alors de nouveaux contours : elle serait « créolisée ». Ceci s’agit, en effet, d’un important tournant dans le populisme « insoumis », indiquant une transformation en stratégie discursive. Le populisme insoumis passe alors d’une émulation du populisme de droite radicale, qui réaffirme une vision hégémonique et figée de l’identité française, vers la transformation même de ce que signifie la France et ce qu’il signifie d’être Français.

 

Du populisme souverainiste au populisme créole

 

Quand la France insoumise fut fondée, elle partageait l’objectif de la plupart des populistes de gauche radicale en Europe : élargir ses bases électorales. Le clivage qui oppose le peuple aux élites est vraisemblablement plus rassembleur que la distinction effectuée entre la gauche et la droite. Le problème étant qu’une part importante de ce plan se basait sur l’idée qu’il fallait disputer des électeurs à l’autre force populiste en France, celle-ci de droite radicale et représentée par Marine Le Pen. Le diagnostique résultant, partagé par Chantal Mouffe, démontre que la force du populisme de droite radicale en Europe est symptôme d’un contexte politique post-démocratique. C’est-à-dire, l’Europe serait devenue une région où les procédures démocratiques existent bel et bien, mais où l’offre politique — de Nicolas Sarkozy à François Hollande et à Emmanuel Macron — n’est pas suffisamment diversifiée. Ainsi, la droite radicale aurait gagné du terrain en mobilisant une rhétorique antiélitiste capable d’attirer un groupe de citoyens qui ne serait pas forcément réactionnaire, mais qui cherche des alternatives. Or, le choix populiste de la gauche radicale souhaite incarner la vraie option antiélitiste.

 

Le défi auquel Mélenchon et les populistes de gauche en Europe se confrontaient alors était d’aller chercher cet électorat sans pour autant devenir otages des éléments discursifs qui lui sont chers. Surtout, lors de sa campagne présidentielle de 2017, Mélenchon essayait d’attirer cet électorat en faisant appel à des symboles patriotiques. Dans ses rassemblements, les drapeaux écarlates ont été remplacés par l’étendard bleu, blanc, rouge. Mélenchon a certainement raison de ne pas laisser les symboles nationaux libres à être récupérés par la droite radicale, mais ce tournant souverainiste, associé à une hostilité croissante vis-à-vis du projet européen, a certainement préoccupé certains secteurs de la gauche.

 

Il semblerait que, en parlant de « créolisation », le populisme insoumis a compris les limites de l’émulation du discours souverainiste. En tout cas, ce type de concession était peu productif. Peu d’électeurs de la droite radicale se convertiraient au discours insoumis. Si le populisme de gauche peut avoir de la force, ce serait surtout pour mobiliser les abstentionnistes — notamment les abstentionnistes des banlieues urbaines, qui constituent un grand secteur populaire fréquemment méprisé et exclu de la scène politique. Le populisme « créole » de Mélenchon ne propose plus tellement de disputer les drapeaux tricolores et la Marseillaise, mais plutôt de transformer le discours qui est au cœur de la culture politique française de tout côté : le discours universaliste républicain.

 

Mettre en question les interprétations hégémoniques de ce qu‘il signifie d’être « républicain » en France implique parler du racisme. Bien que le discours officiel le nie, la France est un pays marqué par le racisme structurel. Le racisme structurel est moins associé aux insultes et aux violences ouvertement racistes qu’un citoyen racisé peut subir au quotidien, qu’aux obstacles pour que ces citoyens accèdent aux mêmes conditions de vie, à la dignité et à la reconnaissance des non-racisés. Il est vrai que la dimension réelle de ce racisme structurel français reste inconnue, étant donné qu’en France les statistiques sur la question sont interdites. Il n’empêche, ce racisme est apparent au quotidien, à l’Assemblée nationale comme au marché du coin, aux sommets des entreprises et dans les prisons, dans les quartiers riches et pauvres des grandes villes où les couleurs des gens dans la rue ne sont pas les mêmes.

 

Dans un contexte où cette réalité s’impose mais dans lequel aucun changement de cap n’est envisagé à l’horizon, Mélenchon est la seule figure de taille nationale qui avance à contre-courant. Contrairement à toutes les autres grandes formations politiques, les insoumis prennent au sérieux le racisme structurel en France. Par exemple, lorsque tous les grands partis politiques — des socialistes à la droite dite « républicaine » — ont attaqué l’Union nationale des étudiants de France pour avoir organisé des réunions non-mixtes, où les victimes du racisme pouvaient partager leurs expériences dans une ambiance protégée, Mélenchon a été le seul à les soutenir.

 

Mélenchon reste évidemment très attaché aux références républicaines, à leurs prétentions universalistes ; mais avec l’aide de la « créolisation », il devient habile à garder le vocabulaire de la culture politique hégémonique en France tout en subvertissant son usage le plus commun.

 

La « créolisation » dont Mélenchon parle peut paraître une notion étrange pour désigner un pays comme la France. Le terme « créole », de signification différente selon les pays et les régions, est associé aux cultures des territoires colonisés. Pourtant, en répétant la formule d’Édouard Glissant, Mélenchon l’applique à la France hexagonale. D’après lui, la « créolisation » de la France n’est pas un projet. Il ne dit pas qu’il veut ou qu’il faut créoliser la France. Comme Mélenchon le souligne très bien, la « créolisation » n’est pas une aspiration car elle est déjà un fait. La France est cette rencontre de couleurs et de cultures, rencontre à partir de laquelle le nouveau se produit, dans un processus sans fin et indéterminé. Ce qu’il nous reste, selon Mélenchon, c’est de l’assumer et de le célébrer.

 

Si le terme « créolisation » fait scandale, c’est précisément parce que le prétendu universalisme républicain ne se rend pas compte de sa propre contingence. Le discours républicain hégémonique en France ignore qu’il est à l’origine basé sur un christianisme sécularisé, blanc, masculin, hétérosexuel, auquel les autres doivent s’assimiler. Affirmer que la France est « créolisée », qu’elle est le produit d’une rencontre tendue, marquée par des siècles de violence coloniale, mais qui, dans la vie quotidienne des gens s’exprime aussi comme porteuse d’une promesse de rassemblement, de nouveauté, d’invention et de redéfinition sans fin de ce que nous sommes, c’est revendiquer un autre universalisme républicain. C’est indiquer les apories de l’universalisme républicain hégémonique pas au nom d’un « communautarisme » sectaire, anti-« laïque », « séparatiste » ou « islamo-gauchiste » comme le gouvernement et la droite fanatique le disent, mais en faveur d’un autre paradigme plus universaliste et républicain, car plus inclusif. Il ne s’agit pas de nier l’égalité radicale de tous les citoyens, ni la laïcité de l’État, mais d‘affirmer ceux-ci.

 

En un mot, Mélenchon nous invite à repenser l’identité de la France, au-delà des cadres figés où nous avons l’habitude de la voir. Il nous amène à comprendre que l’identité française est toujours en processus d’articulation et de transformation. Peut-être nous faudra-t-il encore des années pour que ces idées se développent pleinement et réussissent à faire basculer le discours hégémonique qui forme la base de la culture politique française. Peut-être que la France insoumise ne sera pas l’endroit où ces idées fleuriront dans toute leur splendeur, et que Mélenchon finira par laisser la « créolisation » en arrière-plan lors des prochaines élections. Pourtant, la force de ces idées est incontestable. Si ces idées gênent, c’est en grande partie parce que leurs adversaires savent qu’elles se font et se feront de plus en plus présentes dans le monde et en France. La gauche ne peut que gagner en étant à l’avant-garde de ce mouvement.

 

Les défis d’un parti-mouvement

 

La France insoumise doit encore se confronter à des obstacles si elle veut effectivement être à l’avant-garde de ce populisme « créole ».

 

Comme ceci s’est déroulé dans beaucoup d’autres pays européens où des partis populistes de gauche ont été créés récemment, la fondation du mouvement insoumis avait comme but de renouveler le rapport entre parti et mouvements sociaux. L’idée était de rafraîchir la vie militante par la base, permettant une convergence des luttes du bas vers le haut. En même temps, les populistes de gauche accordent une importance accrue à la figure du chef. Pour Chantal Mouffe, par exemple, le leader a une fonction centrale dans la construction même de l’identité du peuple. La question qui se pose, alors, c’est comment conjuguer le leadership avec un projet participatif. Cela constitue un défi général, et notamment au sein des insoumis.

 

En ce qui concerne la tentative de fonder un parti-mouvement qui est oxygéné, la France insoumise semble souffrir d’un problème originel : la dépendance vis-à-vis de la figure du leader. La France insoumise a été dès le départ un projet associé au nom de Mélenchon, trop dépendant de son cap, avec un pouvoir démesurément vertical. Dans une certaine mesure, au lieu de construire un mouvement ouvert à une base, Mélenchon avance dans le sens inverse. Le candidat qui promet d’en finir avec la « monarchie présidentielle » — comme il surnomme la Cinquième République — joue encore un peu le rôle d’un roi républicain dans sa propre formation politique. Par ailleurs, un leader n’est utile que s’il est rassembleur, et s’il réussit à réunir des gens autour de soi. Pourtant, Mélenchon est une figure qui divise. Il croit pouvoir triompher tout seul. Sans être capable de donner la main à d’autres parties de la gauche et du centre-gauche, et sans laisser assez de place pour que les mouvements sociaux rafraichissent la base militante de la France insoumise, le populisme « créole » aura plus de difficultés pour créer une nouvelle hégémonie.

 

Si le populisme « créole » de Mélénchon est l’une des idées les plus transformatrices à apparaître au sein de la gauche française,— constituant peut-être la seule façon de la faire sortir de la crise profonde où elle se trouve — les insoumis doivent néanmoins repenser la fonction de leur chef dans ce mouvement. En tout état, la France insoumise est encore une jeune formation politique, qui doit se montrer capable de mûrir pour mieux gérer les tensions qui la traversent.

 

 

Photo credit: Thomas Bresson via Wikimedia Commons, CC BY 4.0.

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1 Comment

  • Brent Whelan says:

    I remember almost 10 years ago when presidential candidate Mélenchon delivered a magnificent speech to a throng of people assembled on the beach at Marseille. Looking south over the crowd toward the water, he evoked the long and intimate relationship of France to the Mediterranean world, not least his own birthplace in the Maghreb, and saluted the French people in all their colors, complexions, ethnicities and cultures. Formally his speech could be called a policy address, urging the nation to turn away from the North Atlantic alliance and embrace its historic role as the crown jewel of the Mediterranean basin. The world ‘creole’ was not employed, but the speech was a stunning invitation to envision the France that such a term might describe. I know, I know, Mélenchon himself is even more impossible now than he was then. But in fairness we might recall that the man has offered some visionary moments and injected meaning, sometimes at great cost, into a political process too often consumed by the simplistic questions of winners and losers.

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