L’Argentine : entre le pire déjà là et le pire encore à venir
Mythes et miracles.
Le 16 octobre, quelques jours avant le premier tour des élections présidentielles argentines, l’ancien président de l’Uruguay – une icône de la gauche sud-américaine – a résumé avec humour et précision l’incroyable situation du pays voisin. Dans une rencontre avec des journalistes, Pepe Mujica constate tout d’abord qu’il y a « une économie pour le reste du monde, et pour l’Argentine il y en une autre » . Voilà une bonne déformation d’une fameuse phrase sur l’exceptionnalisme argentin que la légende attribue à Kuznets. Par la suite, Mujica affirme que « l’Argentine est un pays indéchiffrable car c’est un pays qui a une mythologie : comment expliquer que dans un pays où l’inflation est ce qu’elle est en Argentine (plus de 140% par an), le Ministre de l’Économie dispute la présidence ? ». Or, dit l’ancien guérillero, Sergio Massa a l’appui du Péronisme et le Péronisme est un « animal (qui) existe, c’est une mythologie du peuple argentin, et cela brise tous les schémas ». Le 22 octobre, juste après les résultats du premier tour des élections, la vidéo de cette interview de Mujica s’est propagée de façon virale sur les réseaux sociaux : elle a ainsi fonctionné à la fois comme explication et commémoration du résultat inattendu. Le Péronisme a miraculeusement fait du Ministre de l’Économie d’une économie en lambeaux un candidat présidentiel performant.
Mais nous savons que les miracles n’existent pas.
Les résultats du premier tour des élection ont des explications beaucoup plus prosaïques et que l’on peut résumer en deux points : d’abord, il n’y a qu’une économie et c’est bien celle-ci qui a permis à Massa de remonter face au candidat de l’extrême droite (au moment où nous écrivons, nous ne savons pas si de manière définitive pour le ballotage prévu pour le 19 novembre) ; ensuite, ce que le Péronisme brise ce ne sont pas tellement les dogmes de l’économie politique, mais l’économie argentine. L’émergence électorale de l’extrême droite se base justement sur sa capacité de produire l’illusion de réussir à rompre ce cercle vicieux. Javier Milei propose des solutions économiques déraisonnables face à une situation de l’économie argentine qui aussi est déraisonnable. Les Argentins naviguent donc entre Scilla e Cariddi, entre le pire déjà là et le encore à venir.
Que s’est-il donc passé entre le résultat décevant des primaires (PASO : Primarias Abiertas Simultaneas y Obligatorias) du 14 Août ? Le Ministre de l’Économie et candidat a injecté dans l’économie du pays un « rio de la plata », des fleuves d’argent. La première chose que Massa a fait, des avants les élections, a été de travailler sur les 18,7 millions de personnes qui reçoivent des transferts monétaires de l’État (retraités, bénéficiaires des « plans sociaux » et d’autres subventions). Nous listons ici quelques-unes des mesures. Tout achat dans un supermarché (des produits de base aux électroménagers en passant par les produits de luxe) a été remboursé à hauteur de 21%. Les augmentations des tarifs d’énergie et des transports ont été reportées dans le temps. Un bonus de 20.000 pesos pour les chômeurs et un chèque de 94.000 pesos pour les travailleurs informels ont été décrétés. Les retraités (qui sont 7,8 millions) ont reçu 37 mil pesos par mois. Les travailleurs des entreprises privées (qui sont 5,5 millions) ont gagné 30.000 pesos (payés de manière obligatoire par les entreprises). Les fonctionnaires (390.000) ont bénéficié d’un bonus de 60.000 pesos. Mais encore : le Programme Carte d’Alimentation (Tarjeta Alimentar) qui concerne 2,4 millions de personnes a vu une augmentation de 30% de la valeur mensuelle créditée par le gouvernement. Et ainsi de suite.
Paradoxalement, si l’éventuelle défaite de Milei pouvait constituer une vraie bonne nouvelle produite par ce déferlement de transferts monétaires, elle serait (et sera) de toute manière payée au prix fort d’un approfondissement de la dimension vicieuse du cercle : alors que le volume des pesos en circulation augmente de manière exponentielle, la confiance dans la monnaie argentine continue à s’effondrer toujours plus. Quelle que soit l’issue politique du ballotage, l’économie du pays sera encore plus chaotique. Si Mujica pense que le Péronisme rend obsolètes les théories économiques, la monnaie a une vie dont les dimensions énigmatiques échappent tout aussi à la mythologie qu’à la réalité de cet animal.
Les économistes hétérodoxes (et ceux de gauche) en général attribuent tous les problèmes non pas aux politiques économiques et monétaires internes mais à des causes exogènes : ou c’est la faute à l’FMI ou de toute manière « dans pays dont l’économie est dépendante la monnaie nationale est affectée par une grande vulnérabilité et doit compter avec l’appui de quelque devise étrangère pour atteindre une circulation effective » . La Modern Money Theory semble rompre avec ces visions. Son théoricien L. Randall Wray affirme que les « états qui frappent leur argent ne peuvent pas s’effondrer » et « il n’y a pas de différence si la monnaie est forte ou faible, dans la mesure qu’il ait la possibilité d’en émettre. Ce qui importe est que le gouvernement puisse percevoir des impôts, c’est-à-dire que ce soit un gouvernement souverain » . Juste après son élection, avant même son investiture, Lula a rendu visite au Président Alberto Fernandez. Il s’agissait de réciproquer la visite que le président argentin lui a rendue lorsqu’il était en prison à Curitiba.. En mai 2023, c’était à Fernandez de visiter Brasília. Si le Brésil est vu par les Argentins comme une bouée de sauvetage c’est parce que son économie dispose d’un système monétaire relativement stable.
Le Brésil dispose de la monnaie que l’Argentine n’a plus. Or, la monnaie brésilienne (le Real) est le fruit d’un combat épique contre l’inflation qui a eu lieu à la fin des années 1980 et qui a eu plus d’importance que l’Assemblée Constituante de 1988 ou la chute du mur de Berlin : ce fut « la longue lutte d’un peuple pour sa monnaie » . Le processus de stabilisation monétaire a duré 7 ans, du Plano Cruzado (1986) au Plan Real (1994). 7 années pendant lesquelles la monnaie constituait l’ordre du jour. La spécificité brésilienne est d’avoir réussi, avec des hauts et des bas, à maintenir cette conquête le long des deux premières décennies du nouveau siècle jusqu’à aujourd’hui, à travers plusieurs différents gouvernements. Le fait d’être ou non une économie centrale n’explique donc absolument rien.
La monnaie registre et garde ce que les politiques promettent et par la suite oublient : non pas en tant qu’archive morte, mais comme mémoire vive du phénomène qui lui est subjacent : la confiance, la qualité des relations sociales et donc de la démocratie. Comme l’a écrit Peter Coy, la spécificité de l’Argentine est que les différents gouvernements qui se sont succédé après la démocratisation (1983), qu’ils aient été de centre gauche ou de centre-droite, ont tous évité ou pas réussi à mettre en place des politiques capables de maintenir le contrôle de l’inflation comme ses voisins tels que le Chile, l’Uruguay et le Brésil. Ces différents gouvernements ont détruit quelque chose qu’il est extrêmement difficile de rebâtir : la confiance. « Cet échec s’inscrit sur la monnaie ». Ainsi, « depuis 1970, l’Argentine a tenté plusieurs monnaies : le peso ley, le peso argentino, l’austral, et maintenant le peso convertible ». Personne n’a réussi à reconstituer le peso comme habitus, ni à droite, ni à gauche.
L’Argentine n’a pas de monnaie. Elle n’arrive pas à payer ses dettes. Elle multiplie de manière catastrophique les taux de change : impossible de s’y retrouver. Or, ce qui définit la dimension basique d’une monnaie qui « fonctionne » est que tout le monde la comprend de manière intuitive et confie qu’il peut la repasser en avant, dans les prochaines transactions. La valeur du peso, au contraire, est totalement incertaine (à cause de l’inflation) ou incompréhensible (à cause des interventions étatiques sur le change). Selon Facundo Iglesia : « (…) Le marché de change argentin est loin d’être linéaire. Des administrations successives ont ajouté des séries de contraintes sur les opérations de change au cours des années, donnant lieu à toute une série de taux de change différents. Depuis 2019, les Argentins ne peuvent plus se rendre dans une banque pour acheter tous les dollars qu’ils souhaitent. Ils les obtiennent donc souvent dans des bureaux de change informels au taux plus élevé du ” blue dollar “. Ils peuvent se tourner vers les marchés financiers pour obtenir des dollars américains, mais ils sont alors soumis aux taux du “dollar MEP” et du “blue-chip swap”, bien que ce dernier ne soit pas le même que le ” blue dollar “. Vous êtes encore confus ? Si ce n’est pas le cas, vous le serez : il existe également des taux de change différents pour les opérations par carte de crédit, qui ne sont pas les mêmes si vous voulez payer, par exemple, un concert de Coldplay ou Netflix. Il existe bien sûr des taux de change spécifiques, appelés “dollar Coldplay” et “dollar Netflix” ».
La démagogie de la nouvelle extrême droite de Javier Milei fonctionne exactement comme le fascisme classique : puisque le peso ne fait pas le poids devant le dollar, au lieu de continuer à multiplier les acrobaties monétaires, « abolissons le peso », et passons l’utilisation du dollar américain. Or, comme le souligne Peter Coy, « Dollariser l’économie, c’est un peu comme se menotter et abandonner la clé. Il s’agit d’un acte de désespoir commis lorsque rien d’autre ne marche » .
La tragédie est que les Argentins ont déjà perdu depuis longtemps les clés de leurs menottes et un nombre croissant parmi eux s’est convaincu qu’en changer la couleur pourrait être une solution.