La nation est-elle une forme politique ?
Ceci est le premier texte dans notre échange sur Slow Démocratie, par David Djaïz (Editions Allary, 2019).
Le livre de David Djaïz dresse un tableau clair et pédagogique de la déstabilisation de la démocratie européenne par quarante ans de mondialisation néolibérale. La synthèse proposée est efficace et utile ; elle s’appuie sur nombre de travaux scientifiques importants (en économie, sociologie et science politique) dont elle donne un panorama informé ; elle présente dans toute leur netteté les tensions qui pèsent désormais sur la démocratie et font surgir la menace d’une victoire d’un « national-populisme » qui combinerait autoritarisme plébiscitaire, capitalisme de connivence, violence hiérarchique et ethnicisation des protections sociales. David Djaïz analyse les transformations sociales qui nous ont conduit au point où cet autoritarisme, qui remplace les institutions solides de la justice sociale par les compensations imaginaires des satisfactions identitaires, est devenu capable de séduire des catégories sociales défavorisées, ou précarisées, qui ont pourtant tout à perdre de sa mise en œuvre.
Cette séduction trouve ses ressorts dans les effets de ce que David Djaïz (sans distinguer les différents courants du libéralisme politique et du libéralisme économique, sous ses formes ordolibérales, néolibérales et ultralibérales) décrit comme la mise en place, accomplie progressivement, d’un « ordre libéral non démocratique ». Les traités de toute sorte qui, sous prétexte de liberté de circulation sans restriction des capitaux, des biens et des services, ont donné un statut quasi constitutionnel à des règles économiques ayant pour conséquence de déposseder les nations démocratiques des moyens de la justice sociale, ont suscité une dynamique de creusement des inégalités, de « dislocation des classes moyennes » et de « sécession des élites » qui nourrit un sentiment de dépossession politique.
La cohésion sociale s’en trouve mise à l’épreuve d’un « séparatisme social » inédit, dont le signe le plus net est « l’exil fiscal des ultra-riches ». De façon moins spectaculaire et plus profonde, une sorte de nouvelle lutte des classes, sourde et souterraine, met aux prises les « nomades », titulaires d’emplois délocalisables, surqualifiés et fortement rémunérés, et les « sédentaires », dont les emplois ne sont pas délocalisables et se trouvent entraînés dans ce que Louis Chauvel a nommé la « spirale du déclassement ». Cette lutte invisible est contrée, dans des pays comme la France, par la solidarité territoriale, tout aussi invisible, qui corrige les déséquilibres ; mais le danger auquel sont confrontées les nations européennes est celui d’un effondrement de ces solidarités territoriales, que ce soit au profit des métropoles ou des « égoïsmes régionaux ».
En mettant en avant les conditions d’un « Green New Deal territorial » articulant un « Nous national » et un « Nous européen », David Djaïz apporte sa contribution au nécessaire renouveau d’une proposition sociale-démocrate au sens le plus fort du terme : celui d’une démocratie sociale refusant de s’affadir en une simple correction sociale du dispositif néo-libéral. Intransigeante sur la défense de l’Etat de droit et des droits de l’homme, une sociale-démocratie digne de ce nom n’en doit pas moins être davantage qu’un libéralisme de gauche. Elle doit renouer avec la tradition illustrée par Jaurès, Durkheim, Mauss, Polanyi, Beveridge ou le New Deal rooseveltien : la tradition du projet d’un ré-encastrement du marché et de la rationalité capitaliste dans le tout plus vaste de la société, autrement dit dans les réseaux de la solidarité non marchande, de la gestion collective des biens communs, des modes démocratiques de la socialisation depuis l’école jusque dans le travail, de l’institution d’une délibération politique inclusive et informée [1]. David Djaïz souligne que ce projet n’est pas celui d’une « démondialisation », mais d’une nouvelle politique des biens publics.
Nous ne répéterons pas ici les éloges et les discussions auxquelles le détail des propositions de David Djaïz a déjà donné lieu. Mais nous voudrions interroger son insistance polémique sur le caractère « indépassable » de la nation comme cadre et condition de la solidarité sociale. Il n’est pas certain que cette insistance ne contredise pas le fond réel des analyses du livre. La tradition sociologique du socialisme n’a jamais considéré que la nation était « indépassable » : Durkheim, au moment même où il prononçait un éloge de la nation républicaine – c’est-à-dire d’une nation autant que possible dénationalisée, définie comme une unité politique et non par un caractère national – annonçait que la nation était une réalité provisoire, vouée à faire place à des modes de socialisation plus larges. Durkheim sentait que la nation démocratique était animée d’une tension interne – la tension entre une définition purement politique de la citoyenneté et une définition identitaire de la nationalité – et que cette tension appelait, non une suppression de la nation, mais son intégration dans une architecture supérieure [2].
David Djaïz est assurément au plus loin de la tentation identitaire. Lorsqu’il critique les pièges néolibéraux où a pu se laisser prendre la construction européenne, il le fait sans tomber dans les pièges du souverainisme, c’est-à-dire sans tomber dans la mythologie selon laquelle la démocratie serait l’auto-affirmation d’un peuple unifié dans une seule volonté, laquelle n’aurait besoin que d’elle-même pour disposer du pouvoir d’agir. Définie comme une « écluse de la mondialisation », la nation démocratique n’est pas pensée à la lumière de l’homogénéité d’une volonté collective qui se donne à elle-même tous les droits, mais à partir de la réalité d’un tissu historique complexe, d’une pluralité de droits et d’intérêts sociaux, souvent conflictuels, qui doivent trouver dans les médiations de la délibération démocratique et dans le relais de la puissance publique le moyen de leur réflexivité, de leur confrontation, de leur composition et de leur modération réciproques.
Il reste cependant qu’il échappe à David Djaïz d’étranges formules qui témoignent d’une mythification de la nation et d’une étonnante dénégation de l’histoire. Ecrire que « les nations démocratiques sont le produit de l’ingéniosité humaine la plus raffinée, celle de l’esprit des Lumières » et qu’elles « ont été conçues comme une réponse à la violence du monde », c’est oublier que les nations ont d’abord été, non le produit d’un projet conscient issu des « Lumières » – lesquelles n’étaient pas spécifiquement démocratiques (Voltaire haïssait en Rousseau l’esprit démocratique et Rousseau était un critique des Lumières) – mais un effet non calculé du principe de souveraineté monarchique qui a soumis à la suprématie de sa loi les territoires qu’il voulait unifier en vue de sa propre puissance. C’est oublier que la démocratie n’a fait que « survenir » à une unité précédemment réalisée par la violence – « par le fer et par le sang », comme le disait Bismarck réalisant l’unité allemande. C’est oublier que l’unité nationale, du XVIe au XXe siècle, s’est réalisée au moyen des persécutions, des expulsions, des guerres de religion, des guerres de conquête, des purifications ethniques, des crimes du colonialisme et de l’impérialisme où les nations démocratiques elles-mêmes voyaient les conditions de leur indépendance.
Alors même qu’il note que « l’augmentation des inégalités … a un effet dévastateur pour la cohésion nationale », David Djaïz affirme que « la solidarité n’est possible que sur la base d’un sentiment d’appartenance commun » et que, « lorsque le sentiment d’appartenance nationale n’est pas assez fort, les individus, les entreprises ou les régions riches refusent le principe de la solidarité ». Passons sur la délicate question de savoir s’il est possible de réduire à un « égoïsme de riches » le « sentiment national » des Basques, des Flamands ou des Corses. Il reste que les analyses de David Djaïz suggèrent l’inverse de ses énoncés : elles montrent que le sentiment d’appartenance commun se défait en l’absence de politiques de solidarité suffisamment puissantes pour assurer l’intégration des individus en une même vie sociale et politique. Le sens de l’appartenance se perd quand la solidarité cesse d’être une réalité éprouvée.
Il faudrait tout de même rappeler ici que ce n’est pas le « sentiment national » qui a produit les systèmes de sécurité sociale qui sont devenus à partir de 1945 le trait commun des nations d’Europe de l’Ouest ; ces systèmes sont bien plutôt le résultat de la lutte des classes inlassablement menée par le mouvement ouvrier en réponse à l’exploitation capitaliste. Plus encore, ils s’élevèrent sur la défaite du fascisme qui avait rallié à lui une part importante des populations européennes – ce qui veut dire qu’ils procédèrent, non d’un consensus national spontané d’où ils seraient sortis pacifiquement, mais bien d’une intrication entre guerres nationales et guerres civiles. Pour que naisse la sécurité sociale française, il fallut la victoire militaire sur le nazisme et le discrédit qui frappa alors un certain nombre d’industriels – que leur « sentiment national », qui ne les avait jamais conduits à souhaiter ou à approuver les mesures du Front populaire, n’avait pas non plus empêchés de collaborer avec l’occupant, comme ce fut le cas de l’entreprise Renault dont la nationalisation eut un caractère délibérément punitif.
Il est bien vrai que, dans la construction de l’Etat social en France après 1945, le gaullisme joua un rôle. Mais que la jeune garde sociale-démocrate en vienne, en 2020, à saluer comme « prémonitoire » le discours de Philippe Seguin du 5 mai 1992 contre le traité de Maastricht ne manque pas d’interpeller. Ce dernier aurait-il pressenti les risques sociaux que risquait d’engendrer une union monétaire privée d’une politique de redistribution ambitieuse et de toute velléité d’harmonisation fiscale ? Non, si David Djaïz salue la prescience de Seguin, c’est pour avoir été un des premiers à dénoncer le fait que la construction européenne s’opérerait « sans mandat » en confiant un pouvoir considérable à des juges et à des administrations dont « les liens avec les nations démocratiques n’ont cessé de se distendre au fil du temps ». Pourtant, on vient de le dire, le livre de Djaïz n’est en rien celui d’un républicain nostalgique replié sur le pré carré national. Contre l’ordre libéral technocratique « de plus en plus touffu et autonome des nations démocratiques », il en appelle à « une Europe-puissance capable d’investissements de long terme, dotée d’une ressource fiscale en propre, et activée par une assemblée démocratique » mais qui ne se substituerait « pas aux nations en matière de souveraineté » [3].
Trois difficultés se présentent ici. La première est que cet « ordre libéral et technocratique » n’est pas une création ex nihilo. Il est le produit de la volonté des nations démocratiques qui composent l’Union européenne lesquelles ont négocié, signé et fait ratifier au sein de leur espace public national les traités qui s’appliquent à elles aujourd’hui. Il en va ainsi du « pacte budgétaire européen » du 25 mars 2012 dont on peut regretter, avec David Djaïz, qu’il remplace la « délibération démocratique par des règles disciplinaires en pilotage automatique ». Mais croire qu’il suffirait de remettre la nation démocratique au cœur du processus pour que ces règles économiques perdent leur statut d’évidence incontestables et soient délibérées par une représentation parlementaire digne de ce nom revient à inverser le problème. Ce sont les nations démocratiques elles-mêmes qui ont consenti à leur dépossession et à la soustraction des règles en matière de déficit budgétaire de la délibération démocratique. Que ce traité ait été ratifié « en quelques minutes » par 477 députés de l’Assemblée Nationale n’est que le symptôme de la prégnance du credo néo-libéral sur les instances nationales, credo qui conduit à considérer comme une loi scientifique comparable à la loi de la gravité – on songe ici notamment à la fameuse règle d’or qui plafonne le déficit structurel à 0,5% du PIB – ce qui n’est jamais que l’expression d’un choix politique. Avant d’être européen, le déficit politique (ou le déficit de réflexion politique) est national et doit d’abord être combattu à ce niveau.
La deuxième difficulté tient à la méconnaissance de la nature hybride et singulière du régime politique européen que trahissent un certain nombre de passages du livre. Ainsi, la Commission n’est pas simplement un «organe administratif non élu» mais tout à la fois une administration et un organe politique dont chacun des membres sont nommés par les chefs d’Etat et de gouvernement après approbation par le Parlement européen, une procédure qui n’est pas simplement formelle comme l’a montré récemment le rejet par les députés de Strasbourg de la première candidature proposée par Emmanuel Macron, celle de Sylvie Goulard. La Commission est par ailleurs responsable devant le Parlement européen – ce qui à nouveau, n’est pas un vain mot comme l’a montré la démission collective de la Commission Santer en 1999 suite aux révélation de malversations qui risquaient de conduire au vote d’une motion de censure. Que ce type de censure soit rare ne devrait pas étonner un Français qui vit sous une constitution assurant depuis longtemps la suprématie écrasante de l’exécutif sur le parlement. À y regarder de près, on pourrait constater là encore que le « déficit démocratique » de l’Union européenne est le prolongement, et non la cause, de déficits démocratiques nationaux déjà anciens et solidement inscrits dans la durée et dans la structure même de l’Etat-nation.
De même, le principe dit «de l’effet direct» des directives européenne et celui de primauté de l’ordre juridique communautaire sur les ordres nationaux ne résultent pas simplement du «coup de force silencieux» d’une institution isolée, la Cour de Justice de l’Union Européenne, qui serait devenue ivre de sa puissance au début des années 1960. Cette lecture omet plusieurs éléments pourtant à disposition, notamment dans l’ouvrage de référence de Paul Magnette, Le régime politique de l’Union européenne [4]. D’une part, les juges de Luxembourg dépendent de leurs homologues nationaux: ils ne peuvent accomplir leur œuvre interprétative que si des cas leur sont soumis et que les juridictions nationales ont «pu trouver dans ce mécanisme un moyen de renforcer leur propre pouvoir» car il leur permettait d’écarter des normes nationales pour non-conformité aux traités européens. Au-delà des juridictions, ce sont bien les Etats eux-mêmes qui ont donné naissance et renforcé au fil du temps les pouvoirs de la Cour car ils avaient besoin d’elle pour éviter que les uns et les autres ne se soustraient à leurs obligations en se livrant une concurrence déloyale. D’autre part, cette extension du rôle de la CJUE répond aussi à la mobilisation de divers acteurs de la société civile qui ne se limitent pas aux pêcheurs, aux producteurs de lait et aux groupes industriels mais comprennent aussi des associations de défense des travailleurs migrants, des groupements féministes etc. qui ont très vite saisi l’intérêt d’intégrer l’action judiciaire pour étendre le champ d’application du principe de non-discrimination ou d’égalité entre les hommes et les femmes.
C’est pourquoi il ne semble guère cohérent de combiner, comme semble le faire Djaïz, une critique du principe de primauté de l’ordre européen sur l’ordre national (chapitre 1) et l’appel à une « Europe puissance » dotée d’un budget supranational dans la ligne des propositions faites par Thomas Piketty et al (chapitre 4). Comme le disent les Anglais, « you can’t have your cake and eat it too », à savoir: combiner les avantages d’une forme de fédéralisme européen et ceux de la souveraineté nationale absolue. Pour Paul Magnette, sans primauté du droit européen sur les législations nationales, «le droit européen serait restée lettre morte: il n’aurait été qu’une référence vague dont chacun aurait donné sa propre version». Penser combiner un ordre européen solide sans altérer la souveraineté nationale est bien plus un doux rêve que l’appel de Jürgen Habermas à compléter l’union monétaire et politique par la construction d’un Etat social européen – utopie qui a peut-être été douchée, selon David Djaïz, «par la réalité de l’intégration européenne» mais qui avait du moins le mérite de la cohérence.
Il ne s’agit évidemment pas de dire ici que la Commission, la CJUE ou la BCE doivent rester à l’abri de la délibération démocratique. Mais rétablir la primauté du niveau national sur les matières qui relèvent des traités ne conduirait qu’à la décomposition de l’ensemble européen, très loin du modèle de l’Europe puissante et efficace pourtant souhaitée par Djaïz. S’il l’on veut vraiment avancer dans la voie d’une Union européenne plus démocratique, les pistes esquissées par Antoine Vauchez dans son excellent Démocratiser l’Europe [5] – qui envisage différentes pistes pour ouvrir les «indépendantes» de l’Union européenne à d’autres paradigmes que ceux du marché intérieur et pour accroître leur représentativité – sont autrement plus convaincantes.
La troisième difficulté est d’ordre plus philosophique et tient à la place conférée au concept de «nation» dans ce dispositif. Il nous avait à vrai dire échappé que « l’Empire est la forme politique plébiscitée par la plupart des intellectuels hostiles à la nation » et que les «progressistes, les humanistes et les modernistes en tout genre» étaient «inamicaux envers la nation démocratique» et prêts à la jeter par-dessus bord. En ces temps où se multiplient les appels à restaurer la fierté et les valeurs nationales, ces objecteurs ont tout l’air d’hommes de paille construits pour les besoins de l’argument. Rappelons qu’Empire, le livre à succès d’Antonio Negri et Michael Hardt paru en 2000, liait intimement l’hostilité à l’Etat-nation et l’hostilité à l’Empire dont l’Etat-nation est selon eux un point nodal, et prônait la constitution de fédérations démocratiques comme seul mode de résistance au partage impérial du monde entre grandes puissances.
Les pourfendeurs de la nation se situent-ils du côté des néo-libéraux? C’est ce que semble indiquer Djaïz lorsqu’il souligne l’hostilité des néo-libéraux d’après-guerre, tel Hayek, envers les nations souveraines et leur nostalgie pour l’Empire. On ne saurait cependant identifier néolibéralisme et refus de la nation à l’heure où on voit émerger un peu partout des idéologies qui combinent leur adhésion au capitalisme néo-libéral et l’exaltation des valeurs nationales. Vaclav Klaus, ancien président de la république tchèque, est à la fois un disciple fervent de Hayek et un critique virulent de l’Union européenne à laquelle il oppose le droit des nations.
S’agit-il donc, comme le suggèrent un certain nombre de piques dans Slow Démocratie, de Jürgen Habermas et de son plaidoyer pour un patriotisme constitutionnel ? C’est oublier que l’argument de ce dernier, tel qu’il fut élaboré dans le contexte de la «querelle des Historiens» en Allemagne de l’Ouest (1986), n’a jamais signifié que le contexte de vie national devait être abandonné, mais qu’il ne pouvait plus se développer que passé au filtre de principes universels instruits par l’expérience de la catastrophe morale. L’unité abstraite de l’universalisme de la démocratie et des droits de l’homme, écrivait-il, « constitue le matériau solide sur lequel vient se réfracter le rayonnement des traditions nationales – de la langue, des traditions et de l’histoire de chaque nation propre » [6]. C’est oublier aussi que cela fait au moins quinze ans, qu’Habermas, instruit notamment par les travaux de Jean-Marc Ferry, a reconnu que la permanence des Etats et leur droit reconnu selon le principe d’égale liberté est indispensable à la constitution d’un état cosmopolitique, lequel suppose une double reconnaissance des droits fondamentaux des individus et de ceux des peuples.
On peut s’étonner ici de l’ironie qui réduit le cosmopolitisme à l’utopie d’un monde sans frontières, mais passe sous silence les riches travaux de Jean-Marc Ferry dont le « cosmopolitisme processuel » (selon l’expression de Francis Cheneval) récuse une telle utopie et propose d’articuler le droit cosmopolitique avec le droit national et international. Penser l’Europe comme une « union cosmopolitique » ou une « fédération plurinationale » (Hugues Dumont) suppose précisément de refuser que l’Union européenne devienne l’Etat fédéral d’une nouvelle « nation européenne » dans laquelle les anciennes nations disparaîtraient. C’est vouloir que la démocratie nationale se prolonge et se complique dans le processus d’une construction transnationale (plutôt que supranationale) approfondissant la dynamique démocratique des droits et de la citoyenneté en complétant la puissance publique nationale par une puissance publique européenne en interaction avec elle [7].
Mais surtout : peut-on accepter sans la questionner la thèse avancée par Pierre Manent selon laquelle la nation serait une forme politique et même la seule à notre disposition après celle de la tribu, de la Cité et de l’Empire? David Djaïz se moque des « progressistes » en écrivant qu’ils « ne prennent pas le temps de réfléchir rigoureusement aux formes politiques ». Il se pourrait cependant que la hâte et l’irréflexion soit du côté de l’acceptation de l’idée que nation et empire sont les seules « formes politiques » disponibles.
La notion même de « forme politique » semble énigmatique lorsqu’elle qualifie la « tribu », notion déconnectée de tout savoir anthropologique et supposée rendre compte du djihadisme aussi bien que des tribus amazoniennes. La tripartition de la cité, de la nation et de l’empire est plus claire. Il suffit de se rapporter aux analyses de Pierre Manent pour en comprendre l’articulation essentielle [8]. La cité ignore toute universalité en dehors d’elle ; elle adore ses propres dieux (sa religion est celle de la cité). L’empire prétend à l’universalité totale : il entend administrer (ou sauver) temporellement et spirituellement le monde entier. La nation prétend à la souveraineté temporelle dans les limites de ses frontières, mais elle ne prétend pas sauver le monde. Autrement dit : la cité étouffe la possibilité d’une Eglise catholique ; l’empire concurrence l’Eglise universelle et entend prendre sa place ; la nation est compatible avec l’existence d’une Eglise universelle en dehors d’elle.
Mais pourquoi, demandera-t-on, cette troisième possibilité, celle d’une « unité politique circonscrite par des frontières et reconnaissant une universalité en dehors d’elle », doit-elle s’appeler « nation » plutôt qu’« Etat territorial (de type national ou multinational, fédéral ou confédéral) » ? La réponse est donnée par Pierre Manent dans les pages de conclusion de Situation de la France [9]: parce que seule la nation peut nouer son rapport à l’universel sous la forme d’une identité historique qui fait d’elle un support de « l’Alliance » avec Dieu. En d’autres termes, chaque nation se définit par une mission qui lui donne sa place et son identité dans le monde. La nation se définit formellement, selon Pierre Manent, par une « triple autarcie » (« économique », « stratégique-diplomatique »et « passionnelle », tous les affects se trouvant fondus dans le « fait national » qui « sature l’espace politique » et se subordonne toutes les identifications), autrement dit comme un «corps politique dont le contenu est homogène, ou tend vers l’homogénéité » [10]; elle se définit substantiellement par une mission historique qui est le mode de son « Alliance ».
La tripartition de la cité, de la nation et de l’empire se laisse-t-elle transposer hors de sa référence à la possibilité « théologico-politique » d’une Eglise universelle et d’une mission des nations dans le plan divin ? On peut en douter. Que signifie en effet, hors de cette référence, la notion de « forme politique » ? Il est difficile de le comprendre. Comment la nation peut-elle être une « forme politique » alors qu’elle peut se composer aussi bien avec la démocratie qu’avec la monarchie absolue, voire le despotisme ? Comment peut-elle s’opposer à l’empire alors qu’elle peut se composer avec lui ? On ne saurait en effet oublier que, jusqu’à une date récente, la nation a le plus souvent été un centre impérial. Les Etats-nations historiques se sont construits en même temps qu’ils construisaient des Empires coloniaux, quand ils n’éliminaient pas physiquement les peuples autochtones, comme ce fut le cas aux Etats-Unis. La construction même de la nation française à partir d’un foyer de souveraineté monarchique s’est effectuée comme le rayonnement d’un centre sur une périphérie dépendante. L’empire napoléonien fut un moment décisif de cette construction.
Peut-être répondra-t-on qu’il faut distinguer la nation démocratique de la nation impériale ou de la nation non démocratique. Mais la difficulté ne fait alors que rebondir : quelle est cette « forme politique » qui peut se composer aussi bien, pour parler comme Kant, avec la forme politique de la république qu’avec la forme politique du despotisme ? Il s’avère ici que la nation n’est pas le nom d’une forme, mais bien le nom d’une réalité largement informe – une homogénéité quelconque fondatrice d’une identité collective – qui ne reçoit sa forme que du type d’Etat qui lui donne consistance. La nation est un élément d’homogénéité qui peut entrer dans différentes formes politiques, d’où elle tire son caractère (ethnique ou civique, par exemple, selon qu’elle est ou non subordonnée au principe, extérieur à elle, des droits de l’homme).
Il faut sans doute renoncer à l’idée que la nation est une « forme politique » alternative à l’empire. L’opposé de l’empire n’est pas la nation mais la confédération. Ce qui décide du sens politique de la nation n’est pas le type de « nationalité » ou d’identité nationale qui fonde une nation dans son « caractère national », mais bien le mode d’égalité et de liberté qui lui donne sa forme ouverte ou fermée, intégrative ou excluante, agressive ou pacifique. La nation n’est pas une forme politique, mais une unité historiquement constituée – qui peut entretenir avec sa propre histoire un rapport d’identification mythique ou au contraire d’héritage critique – un état de société qui est susceptible d’entrer dans des formes politiques diverses : républicaines, fédérales, autarciques, despotiques ou impériales. Elle ne reçoit son sens politique que de sa composition avec ces formes, et du type de compositions ultérieures que cette première composition rend possible. Tout en étant capable d’entrer dans une confédération, une nation républicaine peut rester solitaire ; mais ce qui lui donne sa signification républicaine est que sa forme la rend capable d’entrer dans une confédération, plutôt que de la prédisposer à l’empire. Nous n’avons pas encore épuisé toutes les ressources du traité de Kant Vers la paix perpétuelle, non plus que des leçons de la sociologie durkheimienne.
Notes
[1] Pour l’élaboration théorique d’un socialisme démocratique ainsi entendu, voir Bruno Karsenti et Cyril Lemieux, Socialisme et sociologie, Paris, EHESS, 2017.
[2] Emile Durkheim, Leçons de sociologie (1898-1900, posth.), Paris, Puf, 1950, p. 106-109.
[3] David Djaïz déclare ici soutenir les propositions du « Manifeste pour la démocratisation de l’Europe » et adhérer aux analyses de Michel Aglietta et Nicolas Leron, La Double démocratie, Paris, Seuil, 2017.
[4] Paul Magnette, Le régime politique de l’Union européenne, Paris, Presses de Sciences Po, 2003.
[5] Antoine Vauchez, Démocratiser l’Europe, Paris, Seuil/La République des idées, 2014.
[6] Jürgen Habermas, « De l’usage public de l’histoire », Ecrits politiques, trad. Ch. Bouchindhomme et R. Rochlitz, Paris, Cerf, 1990, p. 238.
[7] Jean-Marc Ferry, Europe, la voie kantienne, Paris, Cerf, 2005 ; « L’Europe qui se fait voudrait-elle dévorer ses nations ? », Controverses 3 : L’identité nationale face au post-modernisme, 2006 ; Les Voies de la relance européenne, Fondation Jean Monnet, 2014.
[8] Pierre Manent, Cours familier de philosophie politique (2001), Paris, Gallimard, 2004, p. 72-84 ; La Raison des nations, Paris, Gallimard, 2006 ; « What Is a Nation », Intercollegiate Review, Autumn 2007, p. 23-31.
[9] Pierre Manent, Situation de la France, Paris, Desclée de Brouwer, 2015.
[10] Pierre Manent, Cours familier de philosophie politique, op. cit., p. 85-90.
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