Du Soleil à l’écran

13 April 2019

Compte rendu de J’Veux du Soleil !, un film de François Ruffin et Gilles Perret

 

Déjà rompus à l’exercice du documentaire, François Ruffin (Merci patron !) et Gilles Perret (entre autres, L’Insoumis, sur la campagne de Mélenchon), l’un dans un registre plus social et l’autre plus politique, associent leurs talents dans un film à deux où l’on verra toujours le premier à l’écran, où l’on entendra parfois le second – le temps d’un parcours en voiture qui épouse les codes du road-movie. Il s’agit, en effet, de redécouvrir le pays et de traverser cette frontière, la fracture sociale, disait-on en d’autres temps, qui nous fait oublier le développement d’une extrême pauvreté sur le territoire français. Le parcours se donne comme une cartographie de la France du présent, autrement dit comme l’anti-« itinérance mémorielle » qu’entamait au moment du tournage le président Macron.

 

L’une des forces d’un documentaire par rapport à la pratique télévisuelle est de ne pas trahir l’individu en en faisant un simple exemple généralisable : de ne pas le noyer dans la foule manifestante, mais au contraire de respecter la particularité des histoires personnelles, qui se rencontrent ou se rejoignent sans se confondre, et de montrer la solitude préalable au mouvement, le soulagement qu’il a apporté en recréant une sociabilité, ce qu’on appelait aux siècles passés le « commerce » entre les gens – un mot qui fait presque sourire aujourd’hui, tant l’a dévoyé l’économisme libéral.

 

Sans surprise, le film commence par annoncer ce contre quoi il lutte : les raccourcis, les caricatures et tout simplement les mensonges (oublions l’euphémisme « contre-vérité ») qui ont pu être déversés sur le mouvement des gilets jaunes. Le documentaire fera ainsi alterner parole des gilets jaunes et discours des chemises blanches dans les émissions télévisées ou radiophoniques qui couvrent le mouvement. Reprenant un procédé qu’on trouvait dans l’excellent documentaire Les Nouveaux chiens de garde – à partir de l’essai de Serge Halimi, éditeur du Monde diplomatique, pour lequel Ruffin écrivait bien avant d’être un acteur politique – Ruffin monte à la suite les éléments de langage du microcosme politico-médiatique, notamment « radicaliser » et « radicalisation », dont les experts autoproclamés des médias font le même usage éhonté qu’avec l’expression « prendre en otage » quand ils évoquent un mouvement de grève. Ce n’est toutefois pas en cela que les réalisateurs apportent quelque chose de nouveau.

 

Le film offre une réelle variété de points de vue, en faisant l’effort de laisser parler longuement les acteurs, ce qui permet aussi d’éviter l’effet de multiplication et de redite. Les gilets jaunes qui s’expriment sont aux abois et ne font pas état de petites misères occidentales : ils ne mangent pas à leur faim, dorment parfois dans la voiture, n’ont pas toujours l’eau et l’électricité, n’ont pas de loisirs ni, a fortiori, de vacances, et voient les services publics disparaître un à un de leurs communes. Ils évoquent leur existence d’une manière fière et combative et, comme on pouvait s’y attendre de la part des réalisateurs, en laissant peu de place au pathos. Si les deux premières interventions de gilets jaunes dans le film apparaissent comme des hors-d’œuvre attendus, l’on passe rapidement à des personnalités soit dotées d’un fort caractère, soit pleins d’une pudeur touchante, soit encore capables d’un humour tonique dans leur colère.

 

La plupart du temps, François Ruffin adopte une posture de témoin plutôt discrète ; il ne coupe pas la parole, mais relance au besoin ses interlocuteurs, comme l’une des gilets jaunes le lui fait plaisamment remarquer. Il parvient à éviter, sauf peut-être une fois, la tendance de l’intellectuel ou du politique à reformuler – au risque de le trahir – le discours du peuple. Avec malice, Ruffin joue à être l’épouvantail Macron et demande aux gens ce qu’ils voudraient lui dire s’il était en face d’eux, mais sans avoir recours à l’humour potache qui caractérise souvent son journal Fakir. Il cherche avant tout, comme avec Nuit debout, à redonner confiance au peuple dans sa capacité à établir sa propre lecture du monde et ses propres concepts : savoir savourer les plaisirs de l’enfance – tel celui de construire une cabane, fût-ce aux abords d’un péage – est absolument compatible avec le fait d’avoir une pensée adulte.

 

Bien sûr, on ne peut s’empêcher, devant Ruffin qui joue Macron, de voir l’homme politique derrière le réalisateur ; et il est clair que le député prend date avec ce film pour des échéances à venir, tout en ayant soin de ne pas aborder la cuisine électorale avec les gens qu’il rencontre. La politique revient à son sens étymologique, c’est-à-dire aux affaires qui concernent la cité entière. Il fait aussi une belle remarque sur le symbole du « péage » d’autoroute, lointain avatar des lourds impôts féodaux, à la différence que ceux-ci revenaient à l’autorité publique (fût-ce un suzerain), alors que l’Etat moderne l’a bradé aux intérêts privés.

 

Une dernière idée que Ruffin apporte lui est inspirée par le portrait d’un gilet jaune reproduit en graffiti sur un mur : à savoir que la mondialisation dont on déplore les travers sur un plan économique, social et moral, est aussi d’une violence rare sur le plan esthétique, défigurant le paysage par de mornes bâtiments gris, des stations-service, des hypermarchés – tout un univers quotidien sordide, qui contribue au marasme ambiant, et qui tient là encore de la civilisation moderne et « progressiste ». Il faut louer François Ruffin de souligner cet aspect, souvent occulté au prétexte que les questions esthétiques seraient purement « intellectuelles », qu’elles n’importeraient pas au peuple, ou encore qu’elles n’auraient aucun sens politique. En donnant la parole à des artisans, le film défend un art populaire au meilleur sens du terme, celui (par exemple) d’un Jean Vilar.

 

Les femmes ont un vrai rôle dans le film, et Ruffin et Perret l’ont subtilement montré en les faisant intervenir dans une deuxième partie bien supérieure au début du film. L’une des gilets jaunes qui s’exprime avertit toutefois que le combat n’est pas gagné : « d’habitude, les femmes sont dociles » ; si elles montent au créneau, « c’est que la situation est grave ». Aucun angélisme donc, aucune démagogie dans ce discours de revendication. C’est un féminisme bien compris qui ne prend pas pour acquis l’idéal qu’il défend, mais qui le reconnaît – comme le soleil – pour un horizon à atteindre.

 

Cette image du soleil est, au vrai, très bien choisie : non seulement parce que c’est une chanson populaire et entraînante, non seulement parce que le groupe qui la composa s’appelle « Au petit bonheur », mais surtout parce que, comme le dit une des manifestantes, le jaune du gilet est la couleur du soleil. On peut se demander s’il n’y a pas également une allusion au mot célèbre de Diogène à Alexandre le Grand : « Ôte-toi de mon soleil », phrase qui rappelle que le soleil est le premier des biens communs à tous les hommes. Et il y a, de toute évidence, quelque chose de socratique dans la façon dont Ruffin cherche à faire accoucher, avec des questions ironiques (« mais alors, vous êtes bête de payer vos impôts »), les sentiments des gilets jaunes.

 

Contre la fausse alternative entre mondialisation ultra-libérale et nationalisme droitier, Ruffin et Perret parsèment le film d’un « Douce France » qui n’est pas de pure nostalgie, mais exprime au contraire un idéal régulateur : la douceur de vivre dans un pays égalitaire et fraternel s’y exprime sans chauvinisme, avec la même simplicité que le gilet jaune exprimant son horreur à l’idée de participer à l’exil fiscal hors du pays. N’en déplaise à une certaine gauche et n’en déplaise à toute la droite, il rappelle ainsi que l’idée de nation est foncièrement une idée de gauche, née de la Révolution française, et qu’il existe une confiance dans la nation qui est le contraire du nationalisme et le préalable à un internationalisme authentique.

 

Les critiques auront beau jeu de taxer de « populiste » le montage qui fait succéder aux critiques des gilets jaunes les interventions gouvernementales d’un président-pantin. On pourra toutefois leur rétorquer que si les interventions de Macron paraissent glaçantes (là où celles d’un Jacques Chirac, dans le documentaire de Karl Zéro et Michel Royer en 2005, faisaient surtout sourire), la faute en revient largement au principal intéressé. Il est significatif que le culte de l’image aboutisse à cette vision spectrale, presque effrayante de lissage – et que l’armada des « communicants » n’ait permis au président de communiquer… qu’avec lui-même. Au fond, l’on adhère à ce que dit un des gilets jaunes, placé dans la position du spectateur par un effet de mise en abyme, en voyant paraître Macron à la télévision : « On dirait la statue de cire du musée Grévin. »

 

D’aucuns s’étonneront peut-être qu’on n’entende pas une seule sortie contre l’immigration, pas une seule intervention xénophobe, réactionnaire ou d’extrême droite. Y a-t-il eu une sélection drastique ? Du moins l’un des gilets jaunes, Khaled, assure n’avoir quasiment pas entendu de paroles en ce sens depuis qu’il a rejoint le mouvement. Il y aurait alors une étonnante (mais s’en étonne-t-on encore ?) distorsion entre la réalité du mouvement et les images qu’en retransmettent les chaînes de télévision. Il faut dire que le film ne cherche pas le spectaculaire, il travaille sur le temps long : chaque intervenant dispose de plusieurs minutes pour s’exprimer et son discours n’est jamais coupé ou accéléré, même s’il cherche ses mots, exactement comme cela se pratiquait à Nuit debout.

 

Ruffin et Perret ont encore l’intelligence de prendre le contre-pied des clichés qu’on attend d’un film militant : on entendra ainsi un employé défendre son patron, une famille en détresse défendre le maire de la commune, un autre maire bienveillant confier qu’il était cadre dans une banque. A chaque fois, on est donc en présence d’une authentique pensée de gauche : celle qui juge un système, et non des individus ; celle qui sait reconnaître la valeur des individus, toujours capable de transcender une position sociale dominante ; mais celle qui sait aussi que cette valeur des individus ne suffit pas, le cas échéant, à absoudre une position inégalitaire. C’est toujours et infatigablement le système, l’institution qui est visée, et qu’on espère transformer par le verbe et par l’action.  

 

Terminons en disant que le coup de génie du film, et le moment le plus émouvant peut-être, tient à l’intervention d’une femme handicapée, ou qui du moins s’exprime péniblement. Son discours est, littéralement, difficile à entendre. Or, là où la télévision ou un documentaire vulgaire eût placé des sous-titres condescendants à l’usage du spectateur pressé (de peur qu’il ne zappe !), Ruffin et Perret laissent à chacun le soin de ce dont le gouvernement français s’est avéré, depuis des mois, incapable : faire l’effort de prêter l’oreille pour comprendre – d’écouter pour entendre. Cette séquence bouleversante est la meilleure réponse à ceux qui diront que le film « oriente » ou manipule le spectateur : rarement, on l’aura autant sommé d’être actif, quitte à devoir réécouter la séquence au sortir du cinéma pour s’assurer d’avoir compris le message. Par là, les réalisateurs invitent le spectateur, à son tour, à se prêter au jeu du « si j’étais Macron », faute que le président Macron se soit jamais prêté à l’exercice inverse : « et si j’appartenais au peuple … »

 

Photo Credit: Jeanne Menjoulet, Marche du 23 septembre 2017 contre le Coup d’État social, via Wikimedia Commons, CC BY 2.0.

Photo Credit: François Ruffin and Gilles Perret, J’Veux du soleil! [Screenshot], Fair Use.

 

Tags: , , ,

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *