Coronavirus : Réalisme, pragmatisme, et utopie

8 June 2020

Il est toujours difficile, au cœur d’un moment important, de faire la part de l’événement et de ce qui est appelé à durer, des circonstances accidentelles et des virages définitifs. Il ne semble cependant pas trop tôt pour tirer quelques leçons de réalisme politique de l’épidémie.

 

Vous avez dit « réalisme » ? Voilà un mot que s’arroge la droite libérale depuis vingt ans, prétextant avoir pour elle la rationalité économique. Cette droite-là s’est parfaitement arrangée du « monopole du cœur », pourvu qu’elle puisse détenir le monopole du réalisme ou du pragmatisme. Or c’est précisément cette construction idéologique que vient de battre en brèche l’épidémie ; c’est précisément la ligne de partage entre « cœur » et « raison » qui s’efface, révélant à quel point le programme de la gauche antilibérale était ancré dans le réel. Car cette gauche défendait une souveraineté économique, dont on fait mine aujourd’hui de découvrir non seulement les vertus, mais l’absolue nécessité pragmatique.

 

Si prompte à parler de laxisme, la droite libérale s’accommodait fort bien, pour ne pas dire s’acoquinait avec le laxisme économique, applaudissant à la dérégulation, au désengagement de l’Etat : le laxisme était devenu le paradigme de la geste politique moderne, afin de favoriser l’initiative privée, la concurrence et le marché. Les délocalisations, les transferts de souveraineté, le recours à l’arbitrage pour protéger les groupes privés devant les tribunaux, tout allait dans le sens de l’Histoire, ou plus exactement de l’histoire-fiction qu’elle se racontait. Quant à la gauche antilibérale, cette Cassandre qui prônait l’engagement de l’Etat, à la fois financier et moral, elle était rejetée dans le camp de l’utopie, au motif qu’une prise de pouvoir du politique sur l’économique était irréaliste et que l’argent réclamé par la gauche pour une politique de santé décente était introuvable. À l’heure de Bruxelles, la règle des 3 % de déficit public était donc gravée dans le marbre avec l’assentiment de tous les libéraux, de Nicolas Sarkozy à François Hollande, en passant par son ministre de l’économie Emmanuel Macron, qui allait l’aggraver encore en accédant à la présidence.

 

Et puis, le coronavirus… Tout d’un coup, avec une rapidité digne des romans de Zola, la fêlure est apparue sur l’édifice et le « pragmatisme » d’hier est apparu comme ce qu’il était : une folie incapable de prévoir, et même de voir venir la catastrophe jusque dans les derniers mois de janvier et février, quand les alertes venues de son propre sein n’entamaient en rien la confiance aveugle du gouvernement. La ministre de la Santé, Agnès Buzyn, qui remplaçait Benjamin Griveaux pour les raisons qu’on sait, est devenue le personnage d’une pièce en trois actes : « Je ne serai pas candidate à la mairie de Paris à cause du virus » comme scène d’exposition, puis « je serai candidate pour protéger les Parisiens » au deuxième acte, avant de révéler qu’elle n’avait jamais cautionné la « mascarade » de cette candidature et, par un ultime coup de théâtre, qu’elle avait même, dès janvier, annoncé la catastrophe au président de la République. Héroïne tragique, ou personnage de farce dans un vaudeville orchestré par le gouvernement ?

 

Tout à coup est apparu un changement moins voyant peut-être que le confinement et que nos craintes légitimes pour la santé – le virage complet du discours politique sur l’économie. Soudain, les milliards ont plu ; soudain, les 3% de Bruxelles ont perdu toute importance ; soudain, l’Etat a retrouvé les mains libres, retrouvant avec une hypocrisie consommée les accents des discours sociaux d’après-guerre pour vanter l’Etat-Providence. Dans la plus pure contradiction avec l’idéologie qu’il défend, le président Macron a fait mine d’être indigné quand l’agence Sanofi a proposé de réserver un éventuel vaccin contre le coronavirus au juteux marché américain, alors même qu’elle ne fait que suivre les « libertés » accordées par le libéralisme.

 

Qu’en était-il de l’Union européenne ? Rappelons qu’il y a peu, cette forteresse de l’orthodoxie budgétaire avait refusé la moindre entorse à la politique d’austérité en Grèce : Serge Halimi rappelle qu’à l’époque, « leurs hôpitaux publics, en situation de détresse financière et à court de médicaments, observèrent le retour de maladies qu’on croyait disparues ». Cela n’émut personne au sein du Parlement européen. Cette fois, l’Union européenne s’est simplement déchargée de toute initiative en acceptant une remise en cause globale de la règle, absurde entre toutes, des 3 % de déficit public. L’organisation européenne est aussi apparue comme ce qu’elle était, c’est-à-dire littéralement une utopie : les grandes décisions en matière de santé publique ont été prises soit par la décision d’un Etat, soit en vertu d’accords multilatéraux, en tout cas hors de son giron. Être ou ne pas être dans l’Union européenne ? Cela était dénué d’importance, dès lors que chaque Etat redécouvrait sa marge de liberté économique. Comme un ultime affront, le Portugal, dont la coalition de gauche au pouvoir brave les règles budgétaires de l’Union européenne depuis 2015, est l’un des pays de l’Union qui compte le moins de morts.

 

Oui, la colère est légitime, quand on voit qu’au beau milieu de la crise, le gouvernement Macron commandait des armes de type LBD pour sa police : la « guerre » qu’il menait n’était pas contre le coronavirus, mais contre ceux qui manifestaient pour les retraites, ou contre ceux qui voulaient qu’on fasse enfin toute la lumière, trois ans après, sur l’affaire Adama Traoré. Au beau milieu de la crise, le gouvernement assurait que les masques ne servaient à rien et, dans le même temps, détruisait les derniers masques commandés, dix ans auparavant, contre la grippe A (H1/N1). Il actait aussi, par la bouche de l’ex-conseiller de la ministre de la Santé sous François Hollande, la suppression de 174 lits d’hôpitaux et, excusez du peu, de 598 postes au CHRU de Nancy. Quelle fut la ligne de défense de cet ex-conseiller de la mandature précédente, désormais directeur de l’Agence régionale de santé pour le Grand Est ? « Je ne fais pas de politique, je suis un fonctionnaire loyal ». Voilà qui en dit long sur la façon dont la fonction publique est devenue une fonction libérale, de sorte que les idées reçues du libéralisme passent désormais pour des décisions apolitiques !

 

Certes, Emmanuel Todd est fondé à mettre les gouvernants devant leurs responsabilités en affirmant dans un entretien pour L’Express : « Nous saurons que le monde a changé quand ceux qui nous ont mis dans le pétrin seront devant un tribunal (…) La société française a besoin de morale, et il n’y a pas de morale sans punition ». Mais à l’heure du bilan, il ne faudra pas seulement punir la politique néo-libérale des partis successifs qui, détruisant l’hôpital public depuis vingt ans et enlevant à l’Etat les leviers du pouvoir économique, ont démontré leur impéritie et leur aveuglement idéologique ; il faudra comprendre que le réalisme pour l’avenir, c’est le recours aux méthodes et aux solutions politiques que préconise, depuis vingt ans, la gauche antilibérale. Mais qui croit vraiment que le gouvernement changera de cap ? Qui croit vraiment que tous ceux qui applaudissaient les soignants à leur fenêtre, sur le coup de 20 heures, se donneront encore la peine d’aller soutenir les manifestants qui passaient depuis longtemps sous leurs fenêtres, quand l’épidémie sera terminée ? Gageons que le virus du conservatisme, lui, ne sera que plus virulent pendant l’été.

 

Photo Credit: Chairman of the Joint Chiefs of Staff, via Flickr, CC BY 2.0.

 

Tags: , , , , ,

1 Comment

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *