Ceci n’est pas la révolution de Bernie Sanders
Suite à la publication de mon dernier post sur les manifestations Black Lives Matter aux États-Unis, Christophe Deroubaix, journaliste à l’Humanité, m’a interrogé sur les luttes sociales et antiracistes, sur Tocqueville, et sur les polémiques autour du « privilège blanc ». Le texte de l’entretien est reproduit ici, dont aussi une dernière question qui a dû être coupé de la version publié dans le journal.
Christophe Deroubaix : Comment s’articule, dans le débat qui se déroule aux États-Unis, la question « raciale » et la question « sociale » ?
Jacob Hamburger : À gauche, certains ont eu tendance à opposer ces deux questions. On entend parfois des critiques selon lesquelles la lutte en faveur d’un État social « universaliste » ignorerait la dimension spécifiquement raciale de l’inégalité aux ÉtatsUnis. Dans certains cas, c’est très clairement une position de mauvaise foi, surtout pendant les primaires du Parti démocrate quand il s’agissait d’attaquer Bernie Sanders.
S’il existe certains ennemis du progrès social qui se déguisent en antiracistes de gauche, cela ne veut pas dire – comme le voudrait le marxiste vulgaire – que l’on puisse comprendre et lutter contre l’inégalité sociale aux États-Unis sans parler explicitement du racisme. J’oserais dire que « l’économie » en tant que telle dans le contexte états-unien est une idée racisée. Par exemple, non seulement la richesse moyenne d’une famille blanche est environ dix fois plus élevée que celle d’une famille noire, mais cette richesse, concentrée dans la propriété immobilière, s’est accumulée en grande partie avec la construction des zones ségréguées dans et autour des grandes villes. Les Blancs ont eu accès à des prêts immobiliers à prix bas pendant la seconde moitié du XXe siècle, là où les Noirs ont souvent dû se contenter du logement social insalubre.
La présence des Noirs dans une communauté a historiquement été interprétée comme un mauvais indice pour la valeur des biens, et c’est encore le cas aujourd’hui. Et comme certains services publics, surtout les écoles, sont financés à la base des impôts sur la propriété, une première inégalité raciste et sociale en produit de nouvelles. Par conséquent, quand les Blancs américains pensent à « l’économie » et leurs intérêts économiques, ils le font de manière implicitement raciste. Payer plus d’impôts à l’échelle étatique ou fédérale, c’est donner de l’argent aux Afro-Américains, conçus comme des « preneurs » de services publics.
Comment rectifier ces injustices historiques ?
C’est dans ce contexte que l’on parle – aujourd’hui mais aussi depuis des décennies – des réparations économiques pour les descendants des esclaves. Il s’agit d’un programme « social » mais explicitement conçu pour réparer des inégalités résultantes du racisme. Bernie Sanders, pour sa part, a hésité à afficher son soutien à cette idée de réparations. Je pense qu’il hésite sur cette question parce qu’il croit qu’en redistribuant des ressources selon des critères strictement socio-économiques (et c’est le seul candidat qui voulait sérieusement les redistribuer !), on va forcément le faire de façon plus importante aux Afro-Américains. C’est un débat qui n’est pas tout à fait résolu à gauche. Mais ce n’est peut-être pas le débat central du mouvement actuel. Certes, depuis le meurtre de George Floyd, on entend se renouveler l’appel aux réparations. Mais aujourd’hui la demande centrale des militants dans la rue est celle de couper les budgets des polices municipales (Defund the Police), voire de démanteler ces polices tout court (Disband the Police). Dans les deux cas, il s’agit d’une redistribution des ressources : soit de transférer de l’argent, jadis réservé aux forces de police, aux écoles ou aux hôpitaux ; soit de virer des flics et d’embaucher des professionnels de santé mentale ou de traitement de drogue à leur place.
Quelle est la particularité de ce mouvement ?
Je suis impressionné par la facilité avec laquelle ce mouvement a traduit une question dite souvent « raciale », la violence policière, en une demande sociale. Et c’est une demande très radicale qui vise non seulement à remplacer la police comme institution, mais de repenser l’État social américain. Souvent, la police ainsi que les prisons, la détention des migrants et l’armée fonctionnent comme un système caché d’État providence aux États-Unis, et surtout pour des Blancs. Dans beaucoup de petits villages ruraux de ce pays, majoritairement blancs, la seule source d’emploi est de travailler dans une prison ou un centre de détention des migrants. Et, pour beaucoup de personnes de toute couleur, l’armée ou la police est la seule manière d’avoir une éducation ou une couverture santé. En même temps, pour les communautés les plus pauvres, l’incarcération est la suite logique d’un système d’éducation inadéquat et d’un marché d’emploi inaccessible. Ce mouvement antiraciste cherche à mettre fin à cet état des choses.
Dans votre texte, vous citez cette phrase de Tocqueville : « Si l’Amérique éprouve jamais de grandes révolutions, elles seront amenées par la présence des Noirs sur le sol des États-Unis : c’est-à-dire que ce ne sera pas l’égalité des conditions, mais au contraire leur inégalité qui les fera naître. » Permet-elle de comprendre la situation actuelle et le mouvement de protestation inédit dans l’histoire récente du pays ?
C’est une citation très connue de Tocqueville, souvent citée comme sa « prédiction » de la guerre civile américaine qui a eu lieu vingt ans après la sortie du deuxième tome de « la Démocratie en Amérique ». Tocqueville identifie l’inégalité raciste comme le moteur le plus important du conflit social aux États-Unis, et non pas – pour revenir à votre première question – l’inégalité sociale. L’Amérique qu’il décrit, sur ce point, est l’Amérique telle que l’idéologie dominante depuis longtemps a voulu la décrire : un pays où tout le monde peut espérer profiter d’une prospérité toujours en croissance.
Aujourd’hui, les Américains ont de plus en plus de mal à croire en cette mythologie d’une société d’abondance. Après plus de dix ans de « relance » post-2008 – dont les effets ne se sont pas fait sentir pour beaucoup d’Américains, et surtout d’Afro-Américains –, le choc du coronavirus a effacé tout d’un coup une grande partie des gains économiques. Si Tocqueville avait raison de dire que l’inégalité du racisme était un conflit central, il n’aurait probablement pas raison de dire aujourd’hui que les Américains ont trop à perdre sur le plan social pour penser à la « révolution », même si on ne sait pas trop ce que ceci veut dire dans notre contexte.
Photo credit: Jeanne Menjoulet via Flickr (CC BY 2.0)