Marcel Gauchet: “Les trente dernières années ont vu la victoire absolue du principe démocratique”

29 January 2018

 

(Article datant de 2018.) Marcel Gauchet est philosophe et historien, directeur d’études émerite à l’Ecole des hautes études en sciences sociales et rédacteur en chef de la revue Le débat. Il est notamment l’auteur de Le désenchantement du monde (1985), et plus récemment, de la série L’avènement de la démocratie, dont les quatre volumes sont La révolution moderne (2007)La crise du libéralisme (2007), A l’épreuve des totalitarismes (2010), et Le nouveau monde (2017). Avec Jacob Hamburger, il explique pouquoi, à partir des années 1970, la démocratie est entrée dans un « nouveau monde ». Cet entrien suit ceux de Wendy Brown et de Jean-Claude Monod dans notre série sur le néolibéralisme et la démocratie.

 

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Jacob Hamburger : Commençons avec les motivations générales de cette série de livres. Vous parlez dans l’introduction de La révolution moderne d’une « banalisation » de la démocratie libérale. Qu’est-ce que vous entendez par ce mot, et comment avez-vous essayé avec ces réflexions débanaliser la démocratie ?

 

Marcel Gauchet : La raison fondamentale de cette banalisation tient au fait que la démocratie moderne se définit juridiquement par des textes constitutionnels. Dans cette optique, la démocratie se ramène à un ensemble de principes relativement simples, bien connus depuis longtemps et peu susceptibles d’évolution: la souveraineté du peuple, les droits individuels, etc. Quand on parle de la démocratie dans ce sens-là, on perd de vue la signification historique du phénomène démocratique. Aussi la première « débanalisation » à laquelle j’essaie de procéder consiste à faire ressortir ce qu’il y a de très spécifique historiquement dans la démocratie moderne. Ensuite, j’essaie de montrer le caractère très peu évident ou intuitif de la combinaison des traits proprement démocratiques, des traits proprement libéraux, et le phénomène central des démocraties modernes qu’est leur caractère représentatif. Car le vrai nom de nos régimes est celui de « démocraties libérales représentatives », et il faut mesurer la complexité du composé que cela donne. La souveraineté du peuple exige une autorité qui n’est pas spontanément en harmonie avec les libertés personnelles et dans l’esprit de beaucoup de citoyens le caractère représentatif de nos régimes n’est qu’un pis-aller, une imperfection transitoire qu’il faudra tôt ou tard surmonter. Et puis j’ajoute une troisième dimension. Autant la définition juridique de la démocratie a l’air stable, autant le fonctionnement des régimes démocratiques ne cesse d’évoluer. Entre la démocratie vue par Tocqueville en Amérique et la démocratie telle qu’elle fonctionne aujourd’hui dans le monde occidental, il y a eu des transformations spectaculaires dont il faut essayer de saisir le sens.

 

Le fait démocratique prend un autre relief quand on le rapporte d’abord à sa signification historique générale, ce que j’appelle la structuration autonome ; quand on éclaire ensuite son caractère composite et contradictoire qui en fait un régime mixte ; et enfin quand on l’aborde sous l’angle de son évolution et de son approfondissement—approfondissement problématique, ou chaque résolution d’un problème ouvre des problèmes nouveaux. Ces trois dimensions permettent de re-problématiser la démocratie.

 

Vous écrivez que la période la plus analogue à la notre dans l’histoire de la démocratie, c’est ce que vous appelez dans votre deuxième tome la « crise du libéralisme » autour de 1880-1914. Pourquoi cette ressemblance ?

 

Il y a en effet à mon sens un parallèle entre les deux périodes, mais aussi en même temps une opposition qui rend le parallèle encore plus parlant. La première crise de la démocratie est centralement une crise de frustration par rapport à ses promesses. Elle correspond au moment où le principe de suffrage universel devient la loi absolue, voire la définition même de la démocratie. Elle coïncide avec l’entrée des masses en politique. Mais celle-ci fait apparaître un décalage radical entre la réalité de la société—la division de classes, les antagonismes liés au capitalisme, etc.—et le régime libéral parlementaire jugé « mensonger » en regard de son incapacité à faire face à la question sociale. Cette impuissance par rapport à la promesse de souveraineté que porte le suffrage universel pousse les gens, à l’extrême gauche et à l’extrême droite, à chercher en dehors de la démocratie parlementaire la solution au problème du bon régime politique. Il se développe à cette époque les contestations radicales de la démocratie dite bourgeoise qui vont culminer dans les mouvements totalitaires au lendemain de la Première guerre mondiale.

 

Nous sommes aujourd’hui aux antipodes de cet état d’esprit révolutionnaire. La démocratie d’après 1945 a digéré pour l’essentiel la question sociale. Elle ressurgit en partie, certes, mais en partie seulement. Les trente dernières années ont vu la victoire absolue du principe démocratique, et l’évacuation des extrêmes idéologiques. Tout le monde est à peu près d’accord sur la démocratie. Mais cet enracinement n’empêche pas une déception croissante à l’égard de son fonctionnement, sans qu’on parvienne à identifier exactement en quoi elle consiste. Une autre différence majeure entre les deux périodes tient au fait que si la première crise de la démocratie s’insère dans le cadre global de l’impérialisme colonial—expression de la première mondialisation—la deuxième mondialisation d’aujourd’hui plonge l’Occident dans le bain de la globalisation libérale. Nous n’en sommes plus à la domination militaire du monde occidental sur les peuples sujets, mais nous connaissons, au contraire, une ouverture générale des sociétés sous le signe de l’échange. Néanmoins, au-delà de toutes ces différences, nous revenons au constat que les principes et les valeurs démocratiques ne suffisent pas à répondre à la question de savoir comment les communautés humaines peuvent se gouverner elles-mêmes.

 

Comment justifiez-vous ce constat d’une victoire absolue de la démocratie libérale ? Si elle a tellement réussi au milieu du vingtième siècle, pourquoi la solution aux crises antérieures ne fonctionne plus aujourd’hui ?

 

Ma conviction est qu’on ne peut pas comprendre la réalité des régimes démocratiques d’aujourd’hui si on ne voit pas qu’ils se sont redéfinis en réponse au défi des totalitarismes du vingtième siècle. C’est un point capital qui me semble généralement escamoté dans la littérature actuelle sur la démocratie, où on assiste à un oubli étonnant de l’ébranlement totalitaire. Le défi des totalitarismes était d’abord un défi politique pour le régime parlementaire dont il mettait en accusation le déficit de leadership. Il était ensuite social : Comment intégrer les classes ouvrières dans les communautés nationales ? Il était enfin administratif : comment réguler la marche chaotique des économies, avec son cortège de misères ? Tous ces défis ont été relevés sur une trentaine d’années. C’est une erreur que de réduire la période d’après 1945 à une période de bonheur social sous le signe de la croissance économique. Ce n’est pas faux, mais cela passe à côté du miracle politique de cette période, où s’est opérée une recréation de la démocratie dans le monde industriel. Beaucoup des meilleurs esprits dans les années 1930 redoutaient sérieusement que les démocraties ne puissent pas survivre face à la menace totalitaire. Elles l’ont fait et de la plus éclatante manière.

 

Mais vous allez plus loin. Il ne s’agit pas seulement d’une victoire de la démocratie sur les totalitarismes du vingtième siècle, mais aussi l’accomplissement d’un long processus historique « d’autonomisation ». C’est votre argument principal, mais aussi probablement un des points les plus discutables de votre ouvrage. Car pour certains, rien ne semble moins évident que la victoire de l’autonomie sur l’hétéronomie. Les conservatismes, les extrémismes religieux, et les autoritarismes restent très présents et dangereux aujourd’hui. Alors comment cette victoire démocratique est-elle aussi une victoire de l’autonomie ?

 

Deux choses : d’abord, dans quel cadre mon analyse se situe-t-elle ? Ensuite : que faut-il entendre sous le concept d’autonomie ? Je parle du monde occidental, l’Amérique du nord et l’Europe, pour le principal, c’est-à-dire ce qui reste le creuset le plus avancé de l’invention démocratique. Je ne vois pas que les autoritarismes et les extrêmismes religieux y prospèrent. Ils existent ailleurs, et puissamment, pour des raisons dont mon cadre d’analyse peut rendre compte, je me suis efforcé de le montrer. Mais ils ne constituent pas une objection à la dynamique que l’on observe en Occident, dont les problèmes, eux aussi très réels, sont d’un autre ordre.

 

Quant à l’autonomie dont je traite, je propose de l’appeler « autonomie structurelle » pour bien la distinguer de la simple autonomie intellectuelle—se donner sa propre loi. La question à se poser est celle des conditions qui permettent d’en arriver à ce projet de se donner sa projet loi. Il repose sur une transformation des rouages de l’existence collective, sous le triple aspect de la forme des communautés politiques, de la légitimité qui préside à leur organisation et de la manière dont elles gèrent leur historicité. Trois aspects qui prennent le contrepied de ce que fut la structuration religieuse millénaire des sociétés humaines. C’est à ce niveau profond qu’il y a du sens à parler de victoire de l’autonomie, dans la mesure où celle-ci est venue à bout de ce qui restait de l’hétéronomie, pas seulement dans la tête des gens, mais dans le mécanisme social. J’essaie de montrer que c’est ce redéploiement de l’organisation autonome qui porte les transformations actuelles de la démocratie et qui crée les difficultés que celle-ci rencontre.

 

Du pont de vue de cette réinvention, n’y a-t-il pas de grandes différences entre l’Amérique du nord et l’Europe ?

 

Elles sont profondes, en effet. L’Amérique du nord est restée insensible à la séduction des totalitarismes qui a travaillé si profondément les sociétés européennes. Mais la différence des trajectoires a des racines bien plus anciennes. A cet égard, la thèse de Louis Hartz me semble garder toute sa pertinence. Le problème des européens, qui les a fait longtemps apparaître comme en retard sur le terrain démocratique, c’est qu’ils ont eu à digérer l’Ancien régime et son héritage monarchique, clérical, hiérarchique, aristocratiques, etc. Les Américains ont pu évacuer ces choses assez rapidement grâce, parmi d’autres choses, au pluralisme religieux qui a créé les conditions d’un pluralisme politique et a ouvert un espace de délibération collective que les Européens ont eu de la peine à conquérir. Mon propos est que l’Ancien régime européen meurt, véritablement, après 1945. Il est assez conventionnel de dire que c’est en 1918 que cela s’est fait. Cette caractérisation est formellement juste, mais elle laisse de côté l’empreinte de l’Ancien régime sous la forme des modèles d’autorité, sous la forme du poids de la doctrine et de l’idéologie sur la vie collective, et sous la forme de l’insistance de la hiérarchie dans la vie sociale. Cette empreinte hétéronome extrêmement puissante a constitué la matrice des totalitarismes. Elle a porté le projet de reconstruire les sociétés modernes sur le modèle inconscient des sociétés religieuses, selon des voies radicalement opposées, à l’extrême-gauche et à l’extrême-droite. Mais des voies obéissant au fond à des logiques parentes. C’est cette capacité des religions à définir le cadre global des sociétés, soit de manière explicite, soit de manière implicite, qui se défait après 1945. C’est ce tournant sur le terrain « théologico-politique », qui a ouvert la porte à l’avancée de l’autonomie. Il a d’ailleurs pour effet de permettre une sorte de rapprochement culturel des Européens avec la démocratie américaine, ce qui leur était restée largement étrangère, hors de quelques esprits exceptionnels du genre de Tocqueville.

 

Seulement trente ans après vous décrivez un autre tournant « théologico-politique » non moins signifiant. Qu’est-ce qui se passe autour de 1975 ?

 

Pour bien le comprendre, il faut partir de la décennie préparatoire de 1965-1975. Elle marque en Europe l’entrée dans la société d’abondance, qui percute vraiment les mentalités, en particulier la culture de la rareté héritée des sociétés agraires. Les sociétés deviennent pour de bon des sociétés industrielles et urbaines, en achevant d’écarter les élites militaires et cléricales qui continuaient de tenir une place de premier plan dans la vie culturelle. Le paradoxe est qu’on assiste à la poussée d’une modernité hédoniste et individualiste d’un côté, et de l’autre, il se produit une dernière grande réactivation de l’idée révolutionnaire. C’est un moment d’équilibre entre la nouveauté de la société autonome qui commence à se dévoiler et la force de l’ancienne structure hétéronome, toujours capable d’inspirer des nostalgies inconscientes.

 

Mais si on a l’impression autour de 1968 que le vent est au socialisme, c’est en fait le dernier moment du socialisme. Le versant moderne l’emporte irrésistiblement sur le versant ancien. L’idée de révolution s’effondre en Occident, et pas seulement en Occident. Le même phénomène arrive secrètement dans le monde soviétique, puis en Chine. Le fait le plus significatif significatif, est la conversion chinoise au « socialisme de marché » en 1979, quand Deng Xiaoping, à la suite de ses visites au Japon et aux Etats-Unis, décide de changer de méthode. On peut dater la fin de l’idée révolutionnaire du moment où le premier oligarque soviétique envoie ses enfants suivre des cours d’économie « bourgeoise » aux Etats-Unis. C’est le signe que l’idée socialiste a perdu sa crédibilité jusque dans ses cercles dirigeants.

 

En même temps, on assiste à l’émergence d’un nouveau monde économique et technique. C’est le moment de l’arrivée du Japon parmi les premiers pays industriels, du démontage de la régulation keynésienne, et du début des innovations dans le numérique qui vont totalement changer le paysage social. On peut dire qu’autour de 1975, la tension entre l’ancien et le nouveau se dénoue. Le nouveau l’emporte et renvoie dans le passé tout le système de représentations de la société qui venait du monde hétéronome. La structure religieuse devient même impensable. La plupart des gens en Europe ne comprennent plus ce qu’ont pu être les sociétés de religion. C’est cet effacement qui va libérer le déploiement complet de la structuration autonome.

 

Dans votre description de ce « nouveau monde », vous employez deux termes qui ont déjà connu une longue histoire comme descriptions du présent : « néolibéralisme » et « postmodernité ». Qu’entendez-vous par ces deux mots ?

 

Je ne les traite pas de la même façon. Je critique la pertinence de la notion de « postmoderne » et j’essaie de donner un contenu solide à la notion de « néolibéralisme ». Le vice du mot « postmoderne », c’est de ne pas dire ce qu’est la modernité. Quand on définit avec précision cette modernité, on voit que ce prétendu « postmoderne » est en réalité ultra-moderne. Ce qui m’intéresse dans ce mot de « postmoderne », c’est son surgissement plutôt que sa valeur comme concept. Il y a eu, à la fin des années 1970, chez beaucoup de bons observateurs de la vie sociale, l’impression d’un changement de monde. D’où le besoin d’un mot nouveau. L’impression était juste, mais le mot est trompeur.

 

Le néolibéralisme, c’est autre chose. Incontestablement, toutes les transformations de l’économie après le tournant des années 1970—depuis la rupture entre le dollar et l’or, jusqu’à la politique monétariste de Volcker et l’arrivée au pouvoir de Thatcher—sont placées sous le signe d’une idée libérale du fonctionnement de l’économie. Mais on aurait pu en rester au terme de libéralisme pour décrire ce déplacement de l’Etat administratif et de ses régulations vers le marché. La nouveauté qui permet de parler du néo-libéralisme, c’est la globalisation. Les principes du néolibéralisme sont sur le fond les mêmes que ceux du libéralisme classique. Mais c’est le cadre dans lequel ces principes s’appliquent qui n’est plus le même. Au lieu des marchés à l’intérieur des États nationaux, on a ce que Thomas Friedman décrit comme « un monde plat » : un monde où les mêmes règles de marché ouvert s’appliquent partout, en dehors des cadres nationaux.

 

Ce que j’essaie d’apporter de spécifique, c’est l’idée que le néolibéralisme ne concerne pas que l’économie, mais la vie sociale dans son ensemble. Dans le néolibéralisme, il y a deux pôles : un pôle économico-technique, mais aussi un pôle juridique qui regarde la manière dont on comprend le rôle des droits individuels. C’est l’origine de la notion contemporaine de la démocratie comme État de droit, une transformation très profonde par rapport à la notion de la démocratie comme souveraineté du peuple. La démocratie devient le régime qui garantit les « droits fondamentaux » des individus et des citoyens. Ceci change fondamentalement le sens du processus démocratique, où l’important n’est plus la décision qui va être prise à la sortie, mais la manière dont elle est prise, avec le respect de la procédure et des droits de chacun.

 

On peut facilement comprendre la frustration qu’engendre cette nouvelle compréhension de la démocratie. Car si les droits de chacun sont mieux respectés, si la capacité collective de décider est très aliénée. Il y a un affaiblissent du pouvoir démocratique en lien avec le liberté donné à chacun. Les mêmes individus qui sont très contents de bénéficier des libertés beaucoup plus grandes se sentent impuissants vis-à-vis de la marche de leurs sociétés. Ça ne les rend pas hostiles à la démocratie, mais ça les rend susceptibles d’être déçus par elle, démoralisés qu’ils sont devant son inefficacité. C’est ce qui va donner le phénomène populiste qui perturbe les démocraties aujourd’hui.

 

La montée de ce phénomène populiste—qui n’est pas pourtant présent dans ce livre que vous avez fini avant les votes britannique et américain de 2016—nous renvoie à l’objection que je viens de vous poser. Tout en acceptant votre interprétation de l’autonomie dans Le Désenchantement du monde, j’imagine que beaucoup de lecteurs aujourd’hui puissent voir dans ces populismes autoritaires, parmi d’autres exemples, le signe d’un renversement de ce processus d’autonomisation.

 

Je crois que c’est une erreur, car ces révoltes électorales s’inscrivent dans le cadre autonome. Elles ne le contestent pas pour lui-même, elles contestent certains de ses effets. Cela dit, c’est une critique qu’il faut prendre au sérieux. Mais il faut contraster le populisme d’aujourd’hui avec les totalitarismes d’hier. Le populisme est une réaction à l’impuissance de la démocratie qui ne conteste pas la démocratie. Les totalitarismes étaient aussi une réaction à l’impuissance de la démocratie, mais ils voulaient remplacer celle-ci par un régime autoritaire et plus qu’autoritaire, idéocratique. Il y a bien sûr des aspirations à l’autoritarisme aujourd’hui, mais c’est le plus souvent un autoritarisme caricatural, postural, médiatique. Les populistes d’aujourd’hui veulent rendre la démocratie plus efficace grâce à des moyens autoritaires. Ils peuvent faire des dégâts graves, mais ils ne remettent pas en question la démocratie comme régime. Ils ne rêvent pas de parti unique et de catéchisme politique. Comme à l’époque des totalitarismes, je pense que les démocraties vont devoir trouver des réponses aux populismes. Mais ces réponses seront plus faciles à trouver.

 

Revenons à votre présentation du néolibéralisme. Bien d’analyses de celui-ci— notamment chez des penseurs de gauche tels que Wendy Brown, dont on vient de faire l’entretien sur ce site—l’ont décrit comme une perte d’autonomie démocratique, une déconstruction de l’action politique qui donne le pouvoir au peuple. Chez vous, par contre, le néolibéralisme représente la nouvelle étape dans l’évolution de la démocratie, entendu comme l’autonomisation, après son achèvement effectif au vingtième siècle. À votre avis, ces autres analyses méconnaissent-elles la nature du néolibéralisme et/ou la démocratie ?

 

Le problème de ces critiques, pour moi, est un problème d’interprétation du sens du mot « autonomie ». Ce qui m’intéresse, je l’ai dit, c’est ce que j’appelle l’autonomie structurelle, ce qu’il y a de plus profond dans la structuration de nos sociétés. Il n’est pas faux qu’il se développe aujourd’hui ce qu’on peut appeler une hétéronomie fonctionnelle, dû au règne des marchés financiers, au développement des inégalités, à la substitution du consumérisme à la participation politique, etc. Ce sont des choses qui s’imposent à nous, et qui se traduisent par une perte de pouvoir sur toute une série de mécanismes fondamentaux de la vie collective. Est-ce que c’est pour autant de l’hétéronomie au sens rigoureux du terme ? Non. Il n’y a, dans la situation présente, aucun retour possible aux régimes hétéronomes.

 

Le genre de critique que vous mentionnez estime souvent qu’il suffirait d’établir des régimes de type socialiste pour en finir avec ces dévoiements. Je crains que le remède passe à côté du problème. La vérité est que plus on est dans l’univers démocratique, plus on découvre combien ce monde est difficile à faire fonctionner. Marx avait dit que l’humanité ne se pose que les problèmes qu’elle est capable de résoudre—c’est la proposition la plus fausse de l’histoire de la pensée ! Mieux on comprend ce qui fait l’architecture politique de nos sociétés, mieux on mesure la difficulté de les faire marcher en accord avec leurs valeurs de fond. En même temps, personne n’a dit que l’autonomie structurelle serait le paradis sur terre ! La démocratie, c’est un travail de la société pour se rendre démocratique ; ce n’est pas la paresse de la fin de l’histoire.

 

Pour conclure, dans votre récit de l’histoire contemporaine, la globalisation est centrale. Mais en fin de compte, L’Avènement de la démocratie est un livre sur l’histoire occidentale, voire européenne. On reste dans un registre explicitement euro-centrique, ce que vous défendez. Vous écrivez que « La clé du nouveau monde se situe sur le Vieux Continent »…

 

C’est provocateur, je le sais ! Mais encore une fois, l’histoire que j’écris, c’est l’histoire de l’invention moderne, qui se poursuit, et se poursuit au plus loin dans le cadre européen, pour des raisons que j’explique. Je l’ai dit souvent, et je le pense plus que jamais : ce qu’il nous faudrait aujourd’hui, c’est un Tocqueville américain qui viendrait en Europe pour regarder, avec la même sympathie dont Tocqueville a fait preuve, non pas une démocratie en train de se créer, mais une démocratie mûre, qui cesse d’être classique, et qui avance vers de nouveaux horizons, au travers de nouveaux problèmes que les Américains ne connaissent pas au même degré.

 

Il y a aujourd’hui une autre histoire de la démocratie à écrire, celle de l’entrée de la démocratie moderne, avec la globalisation, dans des civilisations qui ne l’ont pas développée du dedans, mais qui l’approprient du dehors. C’est une histoire passionnante à suivre, car elle nous montre la création de mondes démocratiques très différents de ce qu’on connaît en Europe ou aux Etats-Unis. Comment se construit la démocratie en Inde, par exemple, avec sa tradition des castes et une énorme diversité de langues ? Je n’ai pas les moyens d’écrire cette autre histoire, car je n’ai pas suffisamment de connaissance de ces cultures, et de ces langues. J’ai privilégié ce que je connais le mieux. J’aurais pu peut-être appeler mon livre De la démocratie en Europe. Mais cela aurait été beaucoup trop prétentieux, même si je le pense capital d’essayer de continuer d’élargir le cadre de l’analyse de Tocqueville.

 

Photo Credit: Eric Spiridigliozzi, Parti socialiste, via Flickr, CC BY-NC-ND 2.0.

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