Michel Winock : « Le gouvernement devra faire preuve de beaucoup d’habileté parlementaire »
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Historien, spécialiste de l’histoire politique et intellectuelle de la France contemporaine, professeur émérite des universités à l’Institut d’études politique de Paris, Michel Winock a écrit une quarantaine d’ouvrages. Il est l’auteur du Siècle des intellectuels pour lequel il a reçu le prix Médicis et des Voix de la liberté salué par l’Académie française, qui lui a décerné par ailleurs son grand prix d’histoire (prix Gobert) pour l’ensemble de son œuvre. Le prix Goncourt de la biographie lui a été attribué pour Madame de Staël en 2010. Il prépare actuellement un Quarto chez Gallimard : Gouverner la France.
Dans cette interview pour Tocqueville21, Michel Winock analyse les résultats des élections législatives et ce que cela signifie pour l’avenir de la vie politique française.
Madeleine Rouot (MR) : En quelques mots, que retenez-vous de ces élections ? Et, en quoi, selon vous, ces législatives sortent-elles de l’ordinaire ?
Michel Winock (MW) : De ces élections législatives se dégagent à mes yeux trois faits importants. En premier lieu, le taux de l’abstention électorale, qui confirme une crise latente de la démocratie en France. Ensuite, l’arrivée massive (89 sièges) de la droite populiste, le Rassemblement National, à l’Assemblée. Enfin, c’est le plus sensible, le plus nouveau, l’échec de la coalition gouvernementale qui n’obtient qu’une majorité relative, très relative. Le premier point — l’abstentionnisme — est une confirmation, mais les deux autres sortent de l’ordinaire.
MR : Le véritable vainqueur de ces élections est-il Jean-Luc Mélenchon ?
Nullement. Il a réussi à réunir sous sa direction un cartel électoral qui a obtenu un bon succès, mais les résultats de la NUPES sont en retrait par rapport à ce que Jean-Luc Mélenchon et ses partisans escomptaient : fort éloignés de la majorité qu’il espérait pour contraindre le président de la République à une cohabitation : 142 sièges sur 577. De plus, Mélenchon voudrait que la NUPES ne forme qu’un seul groupe parlementaire, mais ses alliés socialistes, écologistes et communistes s’y refusent, voulant constituer des groupes séparés pour éviter la subordination à une direction de la « France insoumise » (LFI) avec laquelle ils ne manquent pas de discordances. Du même coup, le parti ce Mélenchon compte moins de sièges que celui de Le Pen.
MR : Pensez-vous qu’Emmanuel Macron ait une part de responsabilité ?
Oui, assurément. Il n’a pas pris ces élections au sérieux, sans doute persuadé que, mécaniquement, le président de la République élu bénéficiait d’une majorité aux élections législatives qui suivent la présidentielle. Après sa propre élection, il n’a pas su rassembler ses troupes et ses électeurs sur un projet souhaitable et réalisable.
MR : “Une habitude bien française consiste à confier un mandat aux gens et de leur contester le droit d’en user”, disait Michel Audiard. Avec votre regard d’historien, pensez-vous que ces élections soient le symptôme du côté “régicide” des français, qui consiste à élire un président et à le rejeter dans la minute qui suit ?
Il m’est arrivé de dire à mes étudiants que les Français étaient restés des monarchistes régicides. La nation française est une création de l’Etat qui, depuis le Moyen âge, a su réunir sous son autorité centralisatrice des populations hétérogènes par la langue, la culture, les origines ethniques. L’Etat est tellement important en France que les Français lui demandent tout (l’emploi, le logement, la santé et le beau temps) ; ils ne peuvent être que déçus. Divisés entre eux, ils attendent l’homme providentiel et, une fois celui-ci arrivé, ils le rejettent. Les plus grands hommes d’Etat du XXe siècle, Clemenceau, Mendès France, de Gaulle ont tour à tour bénéficié de la ferveur publique et subi le renvoi. De même les présidents de la Ve République : après de Gaulle, Giscard, Sarkozy, Hollande… Individualistes, les Français n’ont qu’un faible sens du collectif, le taux de syndicalisation est très faible, les partis politiques peinent à recruter. La relation directe Etat-citoyens est la base du bonapartisme, que l’on peut considérer comme le régime favori et caché des Français. J’ai pu avancer l’idée d’un anarcho-bonapartisme pour résumer ce comportement contradictoire : le besoin d’autorité allié à la fronde continue.
MR : La France sera-t-elle ingouvernable dans les cinq années à venir ?
MW : Possible, mais non certain. Il n’y a pas de majorité de rechange possible dans cette Assemblée. Le gouvernement devra faire preuve de beaucoup d’habileté parlementaire, pour rallier à ses propositions de lois le nombre de voix qui lui manquent en théorie, en cherchant un appui variable selon les sujets. Il pourra user de l’article 49-3 de la Constitution, (mais de manière limitée depuis la réforme de 2008), qui lui permettra de faire voter certains projets de loi sans débat et sans vote. La réaction de l’opposition sera alors de mettre aux voix une motion de censure, mais il n’est pas sûr qu’elle obtienne la majorité tant les oppositions sont antagoniques entre elles. On peut aussi imaginer, à terme, un pacte de gouvernement entre la majorité macronienne et les LR. Bref, la vie parlementaire, le rôle des députés est promis à prendre de l’importance, ce qui était impossible avec un président « jupitérien » et une majorité absolue qui réduisait l’Assemblée à une chambre d’enregistrement.
MR : On a dit que la France avait basculé à droite : comment se fait-il qu’il y ait autant de représentants de gauche à l’Assemblée ?
MW : Il est indiscutable que la France d’aujourd’hui s’est nettement droitisée, comme l’attestent les résultats électoraux du RN aussi bien à la présidentielle qu’aux législatives. Grand nombre d’électeurs des candidats macroniens (LRM) sont eux-mêmes de droite. Cette droitisation se révèle aussi dans le comportement de nombreux électeurs qui, dans le cas d’un duel NUPES-RN au second tour des législatives, ont voté pour le candidat populiste. C’est ce qu’on a appellé la fin du « front républicain ». La gauche, elle, a réussi à gagner des sièges grâce à l’union électorale dans la NUPES de Mélenchon, mais elle est très loin de sa présence massive et majoritaire qu’elle avait dans les années Mitterrand, puis avec Lionel Jospin de 1997 à 2002, et encore avec François Hollande de 2012 à 2017.
MR : Pourquoi une réforme comme celle de la retraite attise-t-elle les passions en France et uniquement en France ? Cela a-t-il à voir avec le manque de culture économique des Français ?
MW : Culture économique et connaissances démographiques, oui, les Français ne sont pas très forts dans ces domaines. Surtout il existe une mentalité, « syndicale » si l’on veut, qui consiste à défendre bec et ongles les « avantages acquis ». Ceux-ci n’ont pas été le fait du Prince, mais ont été imposés par des « luttes » sociales : il ne faut pas y toucher. D’autre part, la retraite en France est une sorte de mythe : c’est le temps d’un âge heureux après les années de travail. On s’est battu pour les 8 heures de travail par jour, on s’est battu pour les 40 heures de travail par semaine, on s’est battu pour les congés payés — de trois, puis quatre, puis cinq semaines. Lafargue, militant socialiste au XIXe siècle, avait écrit une brochure intitulée Le Droit à la paresse. Il se battait alors pour le repos hebdomadaire, qui a été finalement une conquête du mouvement ouvrier. La retraite c’est le point d’orgue des congés payés. Pour imposer la retraite à 62 ans, la droite au pouvoir s’est heurtée à un mouvement social puissant, qu’elle a su surmonter. En annonçant à la veille de la campagne présidentielle une réforme établissant un âge de la retraite à 65 ans, Macron n’a pas été un roi de la communication et de la pédagogie civique. De leur côté, la gauche et l’extrême droite s’accordent sur le retour à 60 ans. C’est irréaliste, démagogique, anti-économique, mais elles savent que la retraite, le droit à la retraite a en France un caractère sacré.
MR : La coupure générationnelle semble s’accroître. Est-ce un phénomène classique, ou est-ce le symptôme d’un changement d’époque clair, et d’un manque de foi grandissant dans les institutions démocratiques ?
MW : La coupure générationnelle est une réalité qui s’accentue. La majorité des abstentionnistes appartient à des catégories d’âge situées entre 18 et 35 ans. Ces générations n’ont jamais connu qu’une vie politique médiocre, routinière, accaparée par une oligarchie de politiciens professionnels, sans rencontrer les menaces de la guerre, de la dictature, des crises économiques destructrices. Les utopies se sont effacées avec la ruine des idéologies de salut, la chute du communisme, l’absence désormais d’un point de fuite progressiste. Si certains s’engagent politiquement, ce n’est pas dans le cadre d’un parti politique que l’on veut voir accéder au pouvoir. Les mouvements associatifs ont leur préférence. Les réseaux sociaux ont remplacé les journaux. Pour beaucoup, la vie politique traditionnelle, les élections, les débats parlementaires sont périmés. Le scepticisme exprime aussi un manque de culture, un défaut de formation civique. L’indifférentisme en matière politique est aussi le fruit de l’individualisme que Tocqueville définissait ainsi dans sa Démocratie en Amérique : « Un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte que, après s’être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même ». Les fondateurs de la IIIe République ne juraient que par l’école pour tous qui devait former des citoyens. On peut s’interroger sur les failles de notre système d’éducation à cet égard.
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