Joël Charbit : Démocratiser les prisons ?
Joël Charbit est docteur en sociologie de l’université Lille 1 et chercheur associé au CLERSE (UMR 8019). Ses travaux portent sur la participation des personnes détenues au gouvernement des prisons en France et, avec Gwenola Ricordeau, sur l’histoire comparée des mouvements de prisonniers en France et aux États-Unis. Avec Jacob Hamburger, il discute des mouvements syndicaux et démocratiques organisés par des prisonniers dans les deux pays.
Jacob Hamburger : Vous avez écrit récemment, avec Gwenola Ricordeau, sur le mouvement de grèves organisé par des prisonniers américains. Quel a été le but de ce mouvement ? Quel est son importance contextuelle ?
Joël Charbit : La grève des prisonniers aux États-Unis, organisée entre le 21 août et le 9 septembre 2018, a produit une série de revendications qui concernent plusieurs aspects importants du système pénal du pays. Elles portent sur la pénalité elle-même (abolition des peines éliminatrices), le statut des prisonniers (droit de vote) et l’état du système carcéral (amélioration des conditions de détention) mais visent également à combattre le racisme systématique et ses intersections avec la pénalité.
L’importance de ce mouvement peut être analysée de plusieurs manières. Il n’existe pas, à notre connaissance, d’estimations chiffrées du nombre de prisonniers ayant pris part à la grève à l’échelle nationale. Sans qu’il soit possible d’établir de comparaison, les estimations concernant la grève nationale de 2016, la première de cette envergure, font état d’1% de la population carcérale participant au mouvement, ce qui en ferait la grève la plus importante de l’histoire des prisons étatsuniennes. Elle l’est également en raison de sa forte tonalité syndicale. Les grèves de 2016 et 2018 ont été coorganisées par deux organisations de prisonniers, le Freedom Alabama Movement et Jailhouse Lawyers Speak , soutenues par l’Incarcerated Workers Organizing Committee, branche du syndicat internationaliste Industrial Workers of the World. Les États-Unis ont une histoire particulièrement dense en ce qui concerne le syndicalisme des prisonniers. Ce mouvement a connu un coup d’arrêt en 1977 avec la décision de la Cour suprême Jones v. North Carolina Prisoners’ Labor Union, dans laquelle la Cour a refusé d’étendre la protection liée au premier amendement de la Constitution des Etats-Unis aux syndicats de prisonniers. On pourrait alors voir dans ces deux grèves nationales un regain de la stratégie syndicale dans les luttes de prisonniers.
La conversation sur les prisons aux États-Unis, comme vous le signalez, est inextricablement façonnée par l’histoire de l’esclavage et de la ségrégation raciste de « Jim Crow ». Quel sens ces mouvements peuvent-ils avoir en France ?
En France, c’est principalement sur une base ouvriériste et une analyse de classe, que le Comité d’Action des Prisonniers a tenté de fédérer les mobilisations qui se généralisaient dans les prisons, et cet héritage persiste encore après sa disparition, en 1980.
Comme vous l’indiquez, la dénonciation du racisme structurel et historique du système carcéral est centrale dans les mouvements de prisonniers aux États-Unis. Néanmoins, l’histoire même des revendications liées au travail carcéral, et notamment le mouvement syndical, ou encore la critique du prison-industrial complex, s’articulent de manière historiquement très profonde avec la question raciale. Comme le souligne Angela Y. Davis, dans La prison est-elle obsolète ?, « il est clair que si les corps noirs sont jugés superflus dans le “monde libre”, ils constituent bien une source de profit au sein de l’univers carcéral ».
En France, l’articulation entre ces questions se poserait peut-être en d’autres termes et avec d’autres acteurs. Dans le contexte des années 1980 et 1990, la dénonciation de la double peine a pu, au sein des mouvements de prisonniers, constituer une telle articulation. Plus près de nous, la mobilisation du Comité Justice pour Adama, et une partie des mouvements de défense des familles et des proches de victimes de la police ou de la prison font le lien entre racisme et pénalité. L’Envolée, l’un des plus importants collectifs abolitionnistes en France, semble ouvrir ses colonnes aux analyses du racisme d’État. Pas plus tard que le 5 mars 2019, « un appel national à perturber la justice quotidienne », dans le cadre du mouvement des Gilets Jaunes souhaitait s’opposer au « paternalisme, [au] racisme et [au] mépris de classe du juge ».
Quelles sont les différences majeures entre les institutions syndicales en France et aux États-Unis ?
La première différence tient à leur nombre. Avec Gwenola Ricordeau, nous avons identifié des dizaines d’organisations syndicales de prisonniers se sont constituées à travers les États-Unis à partir du début des années 1970 avec des stratégies et de buts divers. La comparaison avec le cas français est déséquilibrée, puisqu’avant la création du Syndicat pour la protection et le respect des prisonniers (PRP) en 2018, l’Association Syndicale des Prisonniers de France (ASPF) était l’unique organisation de ce type à avoir réellement existé dans ce pays.
Néanmoins, l’ASPF n’est pas sortie de nulle part. Elle est très largement l’héritière des conceptions du Comité d’Action des Prisonniers (1972-1980). L’ASPF, tout comme le CAP, est abolitionniste et proche des mouvements anarchistes et libertaires. Si le discours du syndicat couvre l’ensemble des conditions de détention, il défend avant tout le droit politique de s’associer et de se syndiquer dans les prisons.
Les syndicats étatsuniens, du fait de leur nombre, se répartissent sur un continuum plus large, oscillant entre centrage sur les enjeux liés au travail en prison, dénonciation des conditions de détention et remise en cause de la prison et du système pénal.
Au niveau stratégique, malgré le déséquilibre entre les deux situations nationales, l’ASPF a largement compté sur une stratégie d’alliances avec les acteurs syndicaux dans et hors du champ pénal et sur l’interpellation directe de la presse et du gouvernement. De l’autre côté de l’Atlantique, si ces moyens de faire valoir leurs revendications ont bien existé, la stratégie judiciaire a constitué un terrain de lutte privilégié. Le contexte est important : pendant les années 1970, les tribunaux étatsuniens semblaient s’éloigner d’une doctrine de non-ingérence dans les affaires pénitentiaires. En France, le véritable développement du contentieux pénitentiaire a eu lieu lors de la seconde moitié des années 1990, bien après la disparition de l’ASPF.
Vos travaux portent sur plusieurs aspirations des mouvements des prisonniers : les droits des prisonniers (condition des prisons, droit à l’association, etc.), la participation ou l’autodétermination au sein des prisons, et l’abolition des prisons mêmes. Ces objectifs sont-ils réconciliables à votre avis ? Comment les mouvements que vous avez étudiés ont-ils tenté de les réconcilier ?
En France, dès le début des années 1970, parmi les revendications liées aux révoltes, on trouve l’élection de comités démocratiques chargés de négocier avec les directions d’établissement. Le CAP fait évoluer cette revendication vers celle du droit d’association qui devient le 11e point de sa plateforme. Quelques mois plus tard, le CAP décide d’ajouter un douzième point à son programme : « l’abolition de la prison ». La décennie suivante va en quelque sorte constituer un « test » pour mettre à l’épreuve la compatibilité de ses deux objectifs.
L’ASPF propose un positionnement clair sur la question : conquérir le droit d’association pour les prisonniers revient à saper les mécanismes mêmes qui permettent la prison, et notamment le fait de briser les solidarités entre prisonniers et les fonctionnements discrétionnaires. Néanmoins, des désaccords stratégiques, notamment sur le légalisme du syndicat, va marginaliser ce dernier au sein de ces mouvements. Une concurrence entre mouvements de prisonniers et participation est par ailleurs rapidement devenue visible. Dans le cas étatsunien, Donald Tibbs relate la concurrence qui a pu exister entre tentative de création de syndicats de prisonniers en Caroline du Nord et mise en place de mécanismes participatifs ad hoc, tous les deux prétendant représenter la parole des prisonniers. De la même manière, au cours des années 1980 en France, le gouvernement socialiste va tenter de faire jouer la participation des personnes détenues (notamment via les associations socioculturelles nouvellement généralisées dans les prisons), contre le syndicat.
Pour Thomas Mathiesen, la participation des personnes détenues et ce qu’il nomme les « contre-organisations », parmi lesquelles peuvent se ranger les syndicats de prisonniers indépendants, sont radicalement incompatibles, notamment parce que l’une postule une convergence d’intérêts entre gardiens et gardés, tandis que la seconde, au contraire, affirme un conflit.
Faut-il être anarchiste pour vouloir l’abolition des prisons ?
Il est vrai qu’il existe, en tout cas en France, une proximité forte entre anarchisme et abolitionnisme. Encore faudrait-il préciser ce qu’il s’agit précisément d’abolir.
Pour ne prendre qu’un axe de distinction, Catherine Baker, figure majeure de l’abolitionnisme en France, distingue deux angles d’attaque. Celui de la suppression de la prison, envisagée comme une tombée en désuétude de l’institution progressivement remplacée par d’autres mécanismes, en raison de sa cruauté et de son anachronisme ou de son coût, qui peuvent tout à fait se distinguer d’un positionnement politique anarchiste.
L’autre angle d’attaque, selon Catherine Baker, est celui de l’abolition du système pénal. Dans cette perspective, ce que l’on appelle les alternatives à la prison, par leur développement, ne contrecarrait pas la logique sociale, raciale et genrée du dispositif pénal (sur ce sujet, voir cet entretien récent de Gwenola Ricordeau). Cette stratégie se retrouve largement dans les écrits abolitionnistes étatsuniens, mais également chez Foucault, qui met en garde en 1973 contre les « tentatives pour essayer de faire assumer par des mécanismes, par des établissements, par des institutions qui sont différentes de la prison […] des fonctions qui ont été jusque-là les fonctions de la prison elle-même ». En France, cette pensée est peut-être moins ancrée, mais en tout état de cause, il existe bien des abolitionnismes qui peuvent articuler des buts et des stratégies différents.
Quels ont été les difficultés principales de ces mouvements à s’organiser ?
La première source de difficulté vient des représailles dont les tentatives de création de syndicats font l’objet en prison. Celles-ci peuvent prendre de nombreuses formes, de la plus informelle ou indirecte (à travers une série de privations ou des transferts) à la plus officielle. Dans cette catégorie, très fréquemment, c’est par la rétention du courrier que l’activité syndicale est le plus directement attaquée. Ce fut le cas pour l’Association Syndicale des Prisonniers de France, mais également, par exemple, dans le cas de la NCPLU déjà citée. D’ailleurs, la décision Jones v. North Carolina Prisoners Labor Union de 1977 porte particulièrement sur la contestation d’un ensemble de règles interdisant l’envoi de courriers groupés, le bulk mailing, condition sine qua non du fonctionnement d’une organisation de ce type.
Outre cet aspect, le cas de l‘ASPF en France met en avant des dynamiques internes aux mouvements militants et aux mobilisations de prisonniers, en particulier sur la double question de l’abolitionnisme et de la stratégie de lutte contre la prison. L’ASPF a fait l’objet d’une marginalisation en raison de son positionnement légaliste et sur la relation ambigüe que, pour ses détracteurs, elle entretenait avec les mobilisations de prisonniers. C’est un texte du 13 mai 1985, dans lequel le syndicat appelle à ne pas suivre un appel à la grève de la faim, qu’il pense ne pas venir directement des prisonniers mais de l’extérieur, qui met le feu aux poudres entre une partie des prisonniers en révolte, plusieurs groupes de militants abolitionnistes et le jeune syndicat. Eric Cummins, dans The Rise and Fall of California’s Radical Prison Movement, souligne aux États-Unis des controverses similaires concernant l’orientation des syndicats de prisonniers et leur centrage sur les enjeux du travail ou leur inscription dans des projets révolutionnaires plus larges, dans une perspective marxiste.
Bien que l’idée de la démocratie dans un prison puisse sembler étrange, est-ce que l’on peut comprendre ces aspirations comme des aspirations démocratiques ? Est-ce que, dans ce sens limité, la démocratie a un rôle à jouer dans le système pénitentiaire ?
Dans une perspective abolitionniste, la réponse à cette question me semble être très largement négative. La distinction entre « réformes positives » et « réformes négatives », que l’on trouve notamment chez Mathiesen, est largement reprise dans les grèves de 2016 et 2018. Les premières visent à la modernisation ou à la reconfiguration du système pénitentiaire ou pénal en renouvelant sa légitimité et en le renforçant, rendant la tâche des abolitionnistes plus ardue. Les secondes visent à supprimer des piliers du système punitif tel qu’il existe, sans lui permettre de se recomposer directement. En ce sens, il ne peut y avoir de démocratisation du système pénitentiaire.
Dans les discours réformateurs, la configuration est différente. La perspective d’une prison démocratique semble absurde, mais il est intéressant de souligner que ça n’a pas toujours été le cas. En 1973, une conférence internationale réunissant les administrations et services pénitentiaires de plus 19 pays, des observateurs de l’ONU et du Conseil de l’Europe autour de la question « Faut-il démocratiser les prisons ? ». Aujourd’hui, les tentatives, qu’elles réussissent, comme au Canada, ou qu’elles échouent, comme récemment en France, d’instaurer une participation des prisonniers se revendiquent bien plus d’une réorganisation de la gestion carcérale que d’une hypothétique démocratisation de la prison.
En France, l’on a vu récemment des grèves de surveillants plutôt que de prisonniers. Ces grèves sont-elles également porteuses d’une vision de la démocratie ?
N’ayant pas d’expertise particulière sur cette question, je ne veux pas m’avancer outre mesure. Néanmoins, dans les entretiens menés pendant ma thèse auprès des surveillants et des syndicats sur le refus de la participation, plusieurs registres de critique s’exprimaient.
Le plus souvent, ces critiques exprimaient moins un rejet moral de cette participation que des conflits internes à l’administration pénitentiaire catalysés par la tentative d’introduction de cette participation des personnes détenues en 2010.
En particulier, le risque identifié par les surveillants, dans la négociation entre administration et prisonniers, était celui d’une concurrence entre direction d’établissement et personnels en uniforme. Il faut garder à l’esprit que la négociation avec les prisonniers est le principal outil par lequel les surveillants obtiennent l’ordre dans les détentions, et le risque était pour eux de voir leurs logiques d’action professionnelles court-circuitées, en quelque sorte, par ces directions, d’autant que ceux-ci faisaient grief à leur administration de ne pas les avoir consultés et de les avoir durablement tenus à l’écart de la réflexion et de la mise en place de ces programmes réformateurs.
D’une certaine manière, il me semble que la réponse à cette question peut être positive, mais il s’agirait alors surtout d’une vision de la démocratie (ou de son absence) à l’intérieur de l’administration pénitentiaire elle-même, plutôt qu’entre gardiens et gardés.
Photo Credit: Zboralski, San Quentin Prison, via Wikimedia Commons, CC BY-SA 3.0.
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