Comment l’élite militaire se pense dans le nouveau jeu de temporalités

16 February 2018

 

Olivia Leboyer est docteur en science politique et enseigne à Sciences Po Paris. Sa thèse a été publiée en 2012, Elite et Libéralisme, CNRS éditions. Ses recherches actuelles portent sur la confiance au sein de l’armée. 

 

Cet article est le troisième dans notre série sur les élites et la démocratie en France. Voir les contributions de Patrick Weil et Aurore Lambert ici.


 

En juillet dernier, la démission du Général Pierre de Villiers du poste de commandant en chef des armées a étonné, au sens fort. Cette décision ferme, très médiatisée, a rappelé qu’entre l’élite politique et l’élite militaire, la relation, nécessairement dissymétrique, peut entraîner des conflits. Avant lui, le Général Vincent Desportes avait, lui, été sommé de quitter ses fonctions. En choisissant pour titre de son livre Servir (Fayard, 2017), le Général de Villiers nous laisse le soin de compléter le complément d’objet : l’état, naturellement, le pays, plus largement, voire une certaine idée, peut-être l’honneur. Récemment, le roman de Jean-René Van der Plaetsen, La Nostalgie de l’honneur (Grasset, Prix Interallié 2017) revient sur cet idéal qui a inspiré le parcours militaire de son grand-père, au moment décisif de 1940. Il s’agissait alors d’un conflit de loyautés, servir la Résistance apparaissant, pour une conscience courageuse et sage, comme le véritable engagement. Certes, la démission du Général de Villiers n’a rien de comparable avec une entrée en résistance : il n’est absolument pas question de remettre en cause la légitimité de l’état, mais bien d’affirmer l’impossibilité d’exercer le commandement dans des conditions budgétaires drastiques. Un quotidien digne pour les soldats, c’est aussi une affaire d’honneur. Avec la présidence d’Emmanuel Macron, le politique entend montrer qu’il tient bel et bien de l’art du commandement (l’idée se trouve déjà chez Raymond Aron). Paradoxalement, ce que les chefs militaires déplorent le plus à l’heure actuelle, c’est la mutation du commandement militaire en une sorte de management. Comme si le politique oubliait parfois de considérer la sphère militaire à sa juste mesure.

 

Les militaires français insistent tous sur la dureté de la réforme de 2008. Les baisses impitoyables du budget ont pesé sur le moral, y compris sur celui des chefs. Gérer les réductions de postes est éprouvant, sur le plan humain. Sur le Livre Blanc de 2013, qui a été mal reçu, officiers et colonels ont la même remarque, courte et significative : « Personne n’est dupe. C’est un exercice de justification du gel des postes. » La plupart du temps, un commandant se trouve obligé de réduire les postes, sans qu’il y aille de sa volonté. Comment l’expliquer à ses hommes ? « Le personnel s’imagine que nos grands chefs ont quand même voix au chapitre politique. » est-ce encore réellement le cas ?

 

Les rapports entre la sphère militaire et la sphère politique ont toujours été empreints de respect mutuel. Par nature, les militaires sont toujours loyaux envers le politique. Mais, depuis un moment déjà, les relations semblent avoir perdu de leur fluidité. Sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy, les grands chefs militaires avaient mal vécu les propos très durs du Président après l’accident de tir d’essai qui avait blessé un enfant à Carcassonne. Le chef de corps, tenu pour directement responsable, a payé le prix fort et a dû quitter l’armée. Le chef d’état-major a démissionné. Pour de nombreux militaires, cette sanction était trop lourde, et les phrases prononcées alors ont fait mal. Comme si le politique pointait du doigt le militaire pour le mettre en accusation. S’est développé, pendant un temps, le sentiment que le politique ne prenait plus le militaire au sérieux.

 

Stoïquement, les chefs ont appliqué les mesures restreignant les postes, ils ont continué à utiliser du matériel vétuste, ils ont accepté une loi de programmation militaire qu’ils avaient redoutée comme une épée de Damoclès : éprouvant l’impression, constante et vive, que le budget de la Défense constituait une variable d’ajustement par rapport à tout le reste.

 

Les choix budgétaires et le début du quinquennat de Nicolas Sarkozy ont sérieusement entamé la confiance entre le monde militaire et le monde politique.

 

Depuis bien longtemps, les militaires se sentaient déconsidérés par la société civile, où régnait généralement l’image archétypale du militaire brutal, soumis aux ordres et un peu limité. Les militaires éprouvent une certaine lassitude face aux préjugés persistants mais aussi une forme d’amusement. Bien souvent, le militaire haut gradé se plaît à jouer des différents registres de langue, passant avec aisance d’un vocabulaire érudit à la plaisanterie grossière. Efficace, percutant, le vocabulaire imagé produit toujours son effet. Ainsi le colonel Goya, dont le blog « La Voie de l’épée » connaît un vif succès, possède le sens de la formule. Comparant la stratégie de la France face à Daech à la stratégie de la dinde, théorisée par Bertrand Russell, il souligne le court-termisme politique. Rassurée par les jours identiques qui se succèdent, la dinde mise en confiance a oublié l’échéance de Noël. De même, la France a oublié que l’ennemi pouvait aussi frapper celui qui le frappait. La France est dans un état de guerre quasi permanent, mais sans en avoir conscience. Elle doit s’adapter à une sorte de guerre mondiale émiettée, dont elle n’avait pas anticipé clairement la portée.

 

En seulement un an, après les attentats terroristes, la place de l’armée a été fortement revalorisée. Certains militaires évoquent le temps perdu avec amertume : « C’est terrible à dire, mais les frères Kouachi ont plus fait pour l’armée que des litres d’encre. Il a fallu ces horreurs pour qu’on fasse un peu bouger les choses. », lance un capitaine, qui poursuit : «  Mais l’armée, c’est un paquebot énorme. Et on ne peut pas le bouger d’un seul coup ». Il conclut avec tristesse : « C’est la réalisation du risque qui a suffi à changer la politique de Défense de la France. C’est très choquant. »

 

Les officiers déplorent vigoureusement le court-termisme politique. Comme si l’armée, bridée pendant des années par des budgets réduits à la portion congrue, avait dû naviguer à vue. Aujourd’hui, l’armée voudrait se faire entendre davantage. Ainsi, la revue Inflexions, civils et militaires : pouvoir dire, éditée par l’armée de terre depuis 2005, connaît pour l’instant une diffusion confidentielle. Or, elle vise précisément à mieux faire connaître le monde militaire à la société civile. Régulièrement, la revue organise des colloques, avec le CEMAT ou d’autres organismes de l’armée, pour permettre des échanges de paroles qui ne soient pas pure rhétorique. Ainsi, s’est tenu récemment au Musée de la Guerre, une journée d’études sur les nouvelles formes de violence, où intervenaient des militaires, officiers ou colonels, ainsi que des universitaires. Il s’agissait de réfléchir à la façon de repenser, aujourd’hui, la guerre, la figure de l’ennemi et les répertoires d’action. Que l’on mobilise Clausewitz, Raymond Aron ou Carl Schmitt, l’essentiel est de prendre la mesure du nouveau rapport au temps qui s’impose à nous. Comme l’écrivait Hannah Arendt, dans La crise de la culture [1], c’est la mémoire qui donne de la profondeur à notre réalité.

 

Précisément, lorsqu’on se trouve en position de commandement, comment appréhende-t-on les premiers contacts avec de jeunes recrues, qui n’ont souvent aucune expérience ? Les premiers pas dans l’exercice du commandement, pour un très jeune chef, ne sont pas forcément évidents. Au fil de sa carrière, ce Général a senti son style de commandement s’affirmer et s’assouplir, devenant pleinement personnel. Revient toujours l’axiome selon lequel, pour savoir commander, il faut savoir obéir.

 

Trouver son style de commandement s’apparente à trouver son style pour un écrivain. Car il s’agit aussi de parler aux hommes. L’autorité est certes un dû, le statut induisant nécessairement l’obéissance des subordonnés, mais elle peut se voir mise à mal, faillir. Il s’agit de se montrer à la hauteur de son grade : pour cela, tous les militaires que nous avons rencontrés s’accordent à reconnaître qu’on ne commande jamais bien en tenant les hommes simplement par la crainte et l’intimidation. Certains généraux, comme le Général Georgelin, étaient connus pour leur mode de management délibérément fondé sur la peur. Ce qui pouvait, d’ailleurs, leur attirer la détestation ou bien l’admiration, donnant ainsi raison à Machiavel. Ce style de commandement était assumé comme tel. Mais, dans l’ensemble, les Généraux se distinguent plutôt par leur sens de l’humain. Ainsi de figures adulées, comme le Général Bentégeat, chef d’état major des armées, unaniment salué pour ses qualités humaines. Les chefs militaires insistent toujours sur l’excellence de leur formation, qui favorise le développement d’un esprit de corps, d’un véritable éthos militaire, couplé à une nécessaire humilité. C’est par l’exemple, et la valeur de l’imitation que les ordres se transmettent avec le plus de fluidité. L’esprit militaire développe une conception proche de ces réflexions d’Alain :

 

Mais il me semble qu’on ne s’élève pas aisément jusque-là sans échelons et moyens intermédiaires ; et il semble, comme Comte l’a vu, que nos dispositions les plus éminentes manquent de sang, en quelque sorte, si elles ne le reçoivent d’une fonction inférieure et voisine [2].

 

Dans cette vision exigeante d’une élite à la fois humble et éclairée subsiste aussi, souvent, une forte part d’attachement patriote. Aussi les réflexions sur la nécessité d’une meilleure coopération et d’une meilleure communication des renseignements au sein de la PESC témoignent d’un indispensable effort de décentrement : si chaque élite militaire se pense au niveau de son organisation propre, c’est sur le mode du pluralisme que doivent s’envisager les relations entre élites, sans que ces identités se diluent. A l’évidence, l’Europe s’étant construite sur un projet de paix, concevoir et faire fonctionner les élites militaires au niveau européen requiert un degré de confiance élevé.

 

 

[1] Hannah Arendt, La crise de la culture, Gallimard, 1954.

 

[2] Alain, Etudes, « Le supérieur et l’inférieur », 13 août 1920, Gallimard, pp. 64-65.

 

Photo credit: Daniel Hinton, Pierre de Villiers, via Wikimedia Commons, Public Domain.

 

Tags: , , , , , , , , ,

4 Comments

  • Bousquet says:

    Mesdames et Messieurs, Il se pourrait qu’il ne s’agisse que d’une erreur d’appréciation. Les théatres d’opérations des uns, les militaires, n’ont que peu à voir avec les nappes d’un Elysée. Les tâches des sang des troupes au sol, n’ont aucun point commun avec un fond de veau qui ira mâculer la serviette présidentielle. Qui, quant à lui n’avait que Bercy et autres ministères – grands pouvoyeurs de fonds sonnants et trébuchants – pour tenter de subsister dans ces locaux mirifiques. L’armée de l’Elysée n’a pas bien connu le sifflement des balles traçantes ou autres obus de diamètres inquiétants. Il n’y a pas photo sur la capacité des uns à défendre la Nation en regard des autres abrités sous la table à nappe repassée et aux armoiries (?) du palais.

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *