Critique de Livre : The Anthem Companion to Alexis de Tocqueville

5 March 2021

Ceci est la seconde critique de livre parue dans notre mini-forum sur The Anthem Companion to Alexis de Tocqueville (2019), édité par Daniel Gordon.

Dans l’abondante littérature consacrée à Tocqueville, ce volume collectif apporte une contribution importante et originale.

 

Cet ouvrage propose une compréhension globale de l’œuvre de Tocqueville en diversifiant les angles d’approche. Les onze auteurs, rattachés à neuf institutions universitaires différentes, appartiennent à des disciplines variées : sociologie, science politique, histoire, philosophie, pensée politique. Leurs contributions regroupées en six parties abordent les thèmes tocquevilliens fréquemment étudiés : (1) Religion and immaterial interests ; (2) Language, literature, and social theory ; (3) Globalism and empire ; (4) Inequalities inside democracy ; (5) Citizenship, participation, and punishment ; (6) An unfinished project (à propos de la Révolution française).

 

On ne saurait donner ici une analyse de chacune de ces contributions. Ce qui frappe le lecteur – et qui est rare dans un ouvrage collectif – c’est l’unité autour de deux axes mis en valeur dans l’introduction de Daniel Gordon :

 

Premièrement, l’attention portée à l’écriture de Tocqueville et au style de sa pensée. Ceci conduit non seulement à exploiter les sources françaises, et notamment la monumentale édition des Œuvres de Tocqueville (parue chez Gallimard depuis 1951) dont les trois derniers volumes devraient paraitre en mai 2021 ; mais aussi à étudier de façon approfondie le contexte historique et linguistique de la pensée de Tocqueville.

 

Deuxièmement, le souci du « beyond » : la confrontation de Tocqueville avec les penseurs postérieurs. À situer historiquement Tocqueville, le risque était évidemment de s’en tenir à une archéologie du savoir. Toutes les communications s’efforcent au contraire de mettre sa pensée en regard des sciences sociales d’aujourd’hui et de se confronter à la difficulté majeure de l’histoire intellectuelle : comment une œuvre devenue classique peut-elle être de son temps tout en nous parlant encore ? Que nous apprend cet intertexte entre Tocqueville et les sociologues ou historiens d’aujourd’hui ? Les limites de la pensée de Tocqueville ne sont pas esquivées, mais les auteurs n’écartent pas non plus le paradoxe selon lequel l’archaïsme de Tocqueville et sa distance par rapport à nous reflètent quelquefois les impensés de nos contemporains.

 

Le style d’une pensée

La bibliographie américaine tend souvent à dépeindre le voyage en Amérique de 1831 à 1832 comme étant l’acte de naissance du penseur Tocqueville. Dès l’introduction, Gordon prend ses distances avec ce lieu commun de la critique et montre comment la pensée de Tocqueville trouve sa source dans la mémoire ou plus exactement dans l’expérience vécue de la Révolution. Descendant d’une famille décimée par la guillotine, et quoiqu’il soit né en 1805 après la fin de la tourmente révolutionnaire, Tocqueville constate la haine persistante des Français à l’égard de l’aristocratie. Il est lui-même le témoin affligé de deux révolutions, en 1830 comme en 1848, mais aussi d’un coup d’État en 1851.

 

Dans la France du XIXème siècle la Révolution est permanente. D’où la tonalité mélancolique et ironique de l’œuvre de Tocqueville, d’où aussi le fait qu’il pense toujours d’abord à la France et aux Français, même lorsqu’il étudie les États-Unis. Il cherche moins à présenter un tableau fidèle de l’Amérique – car il ne vise pas à la complétude – qu’à tirer des leçons de démocratie assimilables pour les Européens. Andreas Hess remarque à juste titre que Tocqueville apprend surtout de ses défaites : échecs personnels, drames familiaux et échecs nationaux. Échecs qui, il est vrai, le privent peut-être de l’intelligence de la Révolution. À en croire Patrice Higonnet, le souvenir familial cauchemardesque de la Terreur et la crainte conservatrice du socialisme en 1848 rendent Tocqueville inapte à comprendre la radicalisation de la Révolution française. (Question insoluble, à vrai dire, car Tocqueville n’eut le temps que d’ébaucher rapidement son histoire de la Révolution avant de mourir, et il reconnaissait buter sur le mystère de l’événement…)

 

De cette perception juste de la situation historique de Tocqueville, résulte la volonté dans plusieurs des contributions de ce volume d’analyser le style de sa pensée, consacrant une large place à son lexique et à sa rhétorique. C’est l’apport majeur de la deuxième partie, Language, literature and social theory.

 

Comme le remarque Judith Adler, il y a un caractère « archaïque » du lexique de Tocqueville : mœurs, passions, grandeur, vertus viriles. Tout cela est très éloigné du langage de nos modernes sciences sociales, et relève du langage de l’introspection et de la rhétorique publique. Tocqueville aimait lire les sermonnaires des XVIIème et XVIIIème siècles : Bourdaloue, comme le signale Judith Adler, mais sans doute bien davantage Bossuet qui est au cœur des polémiques religieuses au XIXème siècle. Il lisait aussi beaucoup les moralistes, comme l’ont montré Jean-Louis Benoit et Laurence Guellec : Pascal mais aussi La Fontaine, et La Bruyère.

 

Le style de Tocqueville est tantôt celui de la conversation – un art bien français selon Madame de Staël ­– ce qui donne à l’œuvre de Tocqueville son caractère dialogique ; tantôt celui du grand style oratoire. Dans les deux cas, l’écriture de Tocqueville porte la trace de l’oralité, ce qui était favorisé au XIXème siècle et chez Tocqueville en particulier par la pratique fréquente de la lecture à haute voix dans le cadre familial ou dans les salons. L’article de Judith Adler ouvre ainsi la voie à une étude de l’oralité, qu’elle aurait pu poursuivre par une réflexion sur la présence du lecteur dans l’œuvre et sur les conséquences théoriques d’une telle oralité.

 

À l’inverse des romantiques (et quoiqu’il soit lui-même par bien des aspects romantique), Tocqueville ne vise pas la singularité. Comme les classiques, Tocqueville sait qu’un lecteur apprécie de trouver des idées qu’il éprouve déjà, et donc que l’art de l’écrivain est de renouveler les lieux communs. Tocqueville s’efforce de « modifier », selon un verbe qu’il affectionne, comme le souligne Gordon, plutôt que de bouleverser. Le langage abstrait, hérité des siècles classiques, est ce qui lui permet de viser une gloire immortelle en gommant la particularité de l’auteur. Judith Adler conclut à la pérennité des grandes œuvres de Tocqueville tandis que ses écrits administratifs ou politiques lui inspirent souvent de la « répugnance » par leur caractère conservateur.

 

Il est vrai que les rapports rédigés par Tocqueville pour la Chambre ou pour les instances locales nous montrent un Tocqueville impérialiste, dur envers les pauvres, qui n’est plus notre contemporain. Mais il n’est pas sûr qu’on puisse aisément séparer les textes classiques, des textes « répugnants » de l’acteur politique. Certes, les rapports administratifs de Tocqueville restent pris dans les contraintes de leur temps  et trahissent souvent sa difficulté à penser « out of the box », voire sa pusillanimité devant les faits établis. Mais ce sont aussi des travaux pratiques – ou la petite monnaie, si l’on préfère – des grandes œuvres qui s’en inspirent à leur tour. Tocqueville penseur de la démocratie ou historien doit beaucoup à Tocqueville député ou conseiller général. Il faut penser en même temps la grandeur du penseur, et sa misère.

 

La réflexion sur la dialectique entre l’héritage et l’innovation dans le style de la pensée tocquevillienne est également présente au cœur de l’article de Daniel Gordon,  « Tocqueville and linguistic innovation ». Celui-ci prend comme point de départ une différence avec Marx : Tocqueville n’est pas identifiable par une terminologie particulière. Et pourtant Tocqueville est sensible au langage en tant qu’institution sociale, et il étudie l’effet démocratique sur sa propre écriture. Gordon a l’excellente idée d’utiliser la base de données Frantext, très riche en textes du XIXème siècle de toutes natures, pour mener une enquête quantitative sur le lexique de Tocqueville. De cette riche analyse, ne donnons qu’un exemple : Tocqueville emploie peu le mot « civilisation ». Tandis que pour Guizot et pour d’autres contemporains, « civilisation » est le mot qui lie le progrès au commerce et à l’industrie comme moteurs de l’histoire.

 

Chez Tocqueville, « civilisation » est écarté au profit de « démocratie ». La remarque est très juste. Elle éclaire ce qui fut la grande invention de Tocqueville. Dans les volumes à paraître des Œuvres complètes on verra que le mot « civilisation » est présent chez Tocqueville avant la publication de la Démocratie en Amérique et remplacé ensuite dans des contextes très similaires par le mot « démocratie ». Ainsi, en étudiant l’innovation linguistique chez Tocqueville, apparaissent les modifications du système explicatif. L’apport de Tocqueville est fait de déplacements, d’un usage nouveau de mots anciens – en cela son usage du langage est cohérent avec sa volonté de réforme politique par le lent travail sur les habitudes du cœur, plus que par la révolution.

 

D’autres articles, en dehors de la deuxième partie du volume, s’attachent au style de la pensée tocquevillienne. Ainsi, celui de Peter Baehr qui oppose le style de la dénonciation chez Marx (dénonciation de la religion comme opium du peuple, des institutions comme démocratie formelle, etc.) à la rhétorique tocquevillienne de la modération. Opposition qui assure, selon l’auteur, la gloire de Marx et l’obscurité de Tocqueville aujourd’hui, tant le langage de la dénonciation est devenu le trait commun de la théorie critique, des postcolonial studies et du discours identitaire. S’il est vrai que la rhétorique radicale a aujourd’hui un retour de faveur et que Tocqueville est plutôt un auteur pour des temps de doute, on s’interroge néanmoins si la rhétorique pamphlétaire profite vraiment à la gloire de Marx qui semble singulièrement – et injustement – oublié des jeunes générations, en France du moins.

 

« Beyond » : Lire Tocqueville au XXIème siècle

La démarche historienne qui situe Tocqueville dans son temps et dans son lieu peine à expliquer la survie de l’œuvre. L’objectif des contributions dans le volume est de confronter Tocqueville à nos sciences sociales de sorte que la distance entre elles et nous permette un double regard critique : regard distancié sur l’œuvre de Tocqueville, trop souvent ailleurs objet de paraphrases complaisantes parsemées d’anachronismes ; mais aussi regard critique sur notre modernité. Ce souci est constant dans l’ouvrage : Raymond Hain met la pensée de Tocqueville en regard des penseurs de la sécularisation remis en cause depuis les années 1970. Andrew R. Dausch analyse la pratique de la comparaison dans les œuvres de Tocqueville et Claude Lévi-Strauss. (Analyse qui aurait pu se compléter d’une étude comparée de Célestin Bouglé ou de Louis Dumont avec Tocqueville.) Patrick H. Breen, lui, propose une confrontation de Tocqueville avec le monde post-duboisien. On lira aussi les chapitres sur les femmes, sur le système pénitentiaire, qui font ressortir les lacunes et les aveuglements de Tocqueville mais aussi ce qu’il a donné à méditer.

 

Les différents chapitres appuyés sur des bibliographies très détaillées dessinent ainsi l’archipel des interprétations multiples de Tocqueville mais aussi, et c’est passionnant, ils font apparaître la résurgence des questions qu’il a soulevées. On trouve rarement des réponses dans l’œuvre de Tocqueville : il n’a pas le style dogmatique. Ce qui importe c’est le travail de la pensée, ses avancées, ses impasses, son étrangeté même. La distance historique l’éclaire, et nous éclaire. Comme le disait Marc Bloch : « L’incompréhension du présent naît fatalement de l’ignorance du passé. Mais, il n’est peut-être pas moins vain de s’épuiser à comprendre le passé si l’on ne sait rien du présent ».

 

Photo Credits: The Anthem Companion to Alexis de Tocqueville [cover], Anthem Press (2019). Fair Use.

The Avenue in the Rain by Frederick Childe Hassam (1917) via Wikimedia Commons (Public Domain)

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