Démocratie et mensonges
Ceci est le quatrième compte-rendu de notre table ronde sur Democracy and Truth : A Short History par Sophia Rosenfeld.
À bien des égards, Democracy and Truth : A Short History fait écho au précédent livre de Sophia Rosenfeld, Common Sense : A Political History (2011), paru en français en 2013 sous le titre Le Sens commun. Histoire d’une idée politique. L’ouvrage retraçait la trajectoire transatlantique de l’idée de sens commun à partir de sa naissance, au début du 18e siècle, à Aberdeen, en Ecosse, où l’École du sens commun élabora « le fondement d’une épistémologie résolument populiste, enracinée dans la sagesse de la masse et de l’ordinaire ». Sophia Rosenfeld y analysait le caractère malléable de l’idée de sens commun, laquelle avait été convoquée aussi bien à des fins progressistes, voire démocratiques – tel Thomas Paine en 1776 pour justifier à la fois l’indépendance des colonies et le remplacement de la monarchie par une république représentative – que conservatrices et populistes : à la fin des années 2000, le sens commun restait « un leitmotiv du courant conservateur du populisme ». À partir de l’expression d’une nouvelle théorie politique du sens commun sous la plume d’Hannah Arendt et de Hans-Georg Gadamer, auteur de Vérité et méthode (1960), S. Rosenfeld soulignait en conclusion le dilemme posé par le sens commun, à la fois indispensable à la démocratie– car favorisant la promotion de valeurs communes, ainsi que l’établissement de vérités évidentes pour tous – et obstacle à celle-ci, dans la mesure où il restreint le débat et rejette les solutions complexes, spécialisées ou scientifiques. Déjà dans ce livre, S. Rosenfeld faisait d’Arendt son « guide occasionnel ». C’est ainsi qu’elle nomme, dans Democracy and Truth, sa relation à l’auteure de « Truth and Politics » et de « Lying in Politics : Reflections on The Pentagon Papers », publiés l’un en 1967, l’autre en 1971, relation qu’elle a pu explorer dans un article paru dans un collectif en 2017, « On Lying : Writing Philosophical History after the Enlightenment and after Arendt ».
Dans Truth and Democracy, S. Rosenfeld poursuit, avec un brio tout à fait exceptionnel et dans un style inimitable, sa réflexion sur la nature de la démocratie et sur les conditions de l’existence de cette dernière. Ce faisant, et sans pour autant en faire sa prémisse, elle nous invite à réfléchir, de manière transnationale, à ce que nous appelons en France la «crise de la démocratie », dont les complexités sont notamment analysée par Marcel Gauchet dans les quatre tomes de L’Avènement de la démocratie (2007-2017). S. Rosenfeld ne nous parle pas de la crise de la démocratie, car, insiste-t-elle, celle-ci n’est jamais encore « pleinement advenue » et reste « un projet inabouti », suggérant par là-même un état de crise démocratique permanent, depuis son éclosion sur le sol nord-américain entre les années 1790 et 1850. (On pense en effet à la recherche effrénée d’une démocratie « véritable » qui fut l’objet des réflexions de l’essayiste Orestes Brownson dans les années 1830-1830 alors qu’advenait « la démocratie jacksonnienne », laquelle étendait le droit de vote à pratiquement tous les hommes blancs mais dans le même temps excluait du suffrage « universel » les femmes, les autochtones, les hommes noirs ; ou encore à l’abolitionniste féministe africaine-américaine Isabella Baumfree, devenue en 1843 Sojourner Truth, auteure d’une question à caractère épistémique devenue célèbre, Ain’t I a Woman ? [ne suis-je pas une femme ?], qui a donné son titre au livre fondateur de bell hooks sur le féminisme noir.) Pour S. Rosenfeld, si crise il y a, c’est bien celle de la vérité (crisis in truth), dont la cause ou le symptôme est la « détérioration » des conditions d’existence de la démocratie, dans le contexte de la « post-vérité » (post-truth) mise en lumière en 2016, par le Brexit puis par l’élection de Donald Trump. Aussi la crise politique actuelle relève-t-elle du domaine de l’épistémologie : ce qui compte n’est ni la question morale (pourquoi faut-il dire la vérité ?) ni la question ontologique (qu’est-ce qu’un fait vrai ?), mais la question des moyens de la connaissance : comment savons-nous ce que nous savons ? Le questionnement des sources et de « l’autorité épistémique » était déjà au fondement des combats des Lumières.
L’analyse procède selon quatre chapitres. Le premier, « Le problème de la vérité démocratique » (The Problem of Democratic Truth), opère un retour aux origines modernes – aux États-Unis et en France – de la démocratie, ainsi qu’à son imaginaire, ancré dans les Lumières, dont l’une des obsessions a été la recherche de la vérité, avec, pour corollaire, la destruction des mensonges, des superstitions, des préjugés, des dogmes et des croyances irrationnelles. Dans ce chapitre, S. Rosenfeld met en évidence la centralité de la vérité dans le projet républicain, puis démocratique, en tant qu’ « engagement moral et épistémique à dire la vérité », ainsi que la division du travail, entre le peuple et l’élite, instaurée par les « inventeurs de de la démocratie moderne » dans le domaine de l’épistémologie. Elle décrit aussi le processus de subjectivation de la vérité auquel a pu conduire l’argumentaire des philosophes, laquelle est aujourd’hui devenue pour beaucoup une affaire personnelle (en d’autres termes, « à chacun ses vérités »). Les deux chapitres suivants – « Les experts à la barre » (Experts at the Helm) et « La réaction populiste » (The Populist Reaction) – sont consacrés aux problèmes cruciaux qu’a posés, au nom de la souveraineté populaire et du système représentatif, cette division du travail entre « experts » et « peuple ; ils abordent ainsi la mise en place de la technocratie à partir du 19e siècle, incarnée aujourd’hui par Washington et Bruxelles, et la riposte, donc la montée du populisme. Le sapere aude de Kant (« ose penser par toi-même »), qui constitue le cœur de la réponse à la question Qu’est-ce que les Lumières ?, publiée en 1784, est sans doute « la grande idée du siècle », mais c’est aussi une formule qui ne s’adressait en fait qu’aux « soi-disant hommes de lettres » et qui a pu devenir le « mantra d’une nouvelle élite intellectuelle », urbaine et européenne (« soi-disant » – so-called– est une formule qu’affectionne particulièrement l’auteure de Democracy and Truth, toujours à l’affût des abus de langage qui dissimulent la réalité des faits). L’historienne est très claire : le mensonge, sous la forme de l’exclusion, a été, dès les origines de la démocratie, intrinsèquement liée à elle :
les premières expériences de l’institutionnalisation de l’autonomie politique (self-rule) ont été menées essentiellement par des gens éclairés de manière à empêcher les hommes ordinaires, sans parler des femmes de toutes les classes sociales, des pauvres, des non-blancs, des esclaves, des étrangers et des vrais autochtones, d’exercer trop de pouvoir et de pouvoir imposer leur propre vision du monde extérieur tel qu’il a existé ou tel qu’il devrait être.
En toute logique, et compte tenu du caractère indéfini et abstrait de ce qui a été appelé, depuis le 18e siècle, « peuple » par les élites, le « peuple » a réagi, à commencer par des hommes tels que Thomas Paine, et a fini par s’exprimer au moyen de ce qui a été nommé « le populisme ». Pour S. Rosenfeld, il ne s’agit pas là d’une idéologie ou d’un programme précis, mais plutôt d’un « style », d’une « logique », ou, mieux encore, d’un « cadre narratif destiné à conceptualiser et à façonner le pouvoir politique, et reposant sur l’opposition supposée de deux camps étroitement délimités ». Dans les deux chapitres centraux de son livre, S. Rosenfeld fait ressortir les traits communs entre la montée de l’élitisme technocratique et le retour du bâton populiste – deux phénomènes qui trouvent leurs racines dans les injonctions des Lumières, qu’elles aient été formulées par Kant, Voltaire, Olympe de Gouges ou encore Jefferson, qui tous ont promu la sagesse populaire et la passion de la critique, voire de la théorie conspirationniste. (S. Rosenfeld ne l’évoque pas, mais c’est ainsi que l’on en arrive aux Illuminati, dont le complot planétaire a d’abord été dénoncé par le physicien Robison puis par le jésuite Barruel au lendemain de la Révolution française, et qui s’est aujourd’hui imposé comme « l’archétype de l’imaginaire complotiste » pour reprendre les termes d’Yves Pages, notamment en France). L’historienne souligne un autre paradoxe important : le fait que l’épistémologie populiste à la Paine – promoteur des droits de l’homme et critique des religions instituées –, ce creuset de la protestation et de la dissidence politique, à gauche comme à droite (la droite américaine, en particulier Ronald Reagan, d’ailleurs s’est largement emparé de la rhétorique de Paine), a à la fois renforcé et fragilisé la démocratie.
Après avoir relevé les risques que fait courir à la démocratie la crise de la vérité – la mise en pratique de très mauvaises politiques, qui au lieu de résoudre les problèmes les aggravent (les politiques environnementales de l’administration Trump viennent ici immédiatement à l’esprit) ; la déchirure du tissu social, l’exclusion et l’usage de la violence ; la mort de la démocratie, le retour du fascisme, l’autoritarisme –, S. Rosenfeld expose dans son dernier chapitre (« La démocratie à l’époque des mensonges ») les effets des médias sociaux (Facebook, YouTube, Twitter) sur l’opposition peuple/expert et, plus gravement, sur la possibilité même du terrain commun, et donc, à terme, sur le fonctionnement de la gouvernance démocratique. Le livre se conclut sur des propositions de solutions, dessinées sur ce qui déjà avaient été pensé par les Lumières atlantiques de la fin du 18e siècle, à savoir la nécessaire poursuite rigoureuse et scrupuleuse de la vérité, sans laquelle la démocratie ne peut survivre. Il faut, selon l’auteure de Truth and Democracy, modifier, aux États-Unis, les lois sur la liberté d’expression de manière à limiter les dégâts que peut précisément provoquer la liberté d’expression ; faire pression sur les grands médiaux sociaux pour que les algorithmes utilisés ne puissent faire entendre certaines voix plutôt que d’autres ; protéger l’intégrité des élections ; consolider l’indépendance de la justice ; apprendre aux élèves comme aux étudiants ce qu’est une source fiable et, dans ce but, valoriser les sciences humaines et sociales. Cependant S. Rosenfeld sait bien que tout cela ne servira à rien tant que les inégalités, qu’elles soient sociales ou culturelles, demeureront ce qu’elles sont aujourd’hui, tant que nous vivrons dans des mondes différents, « économiquement et psychologiquement ». C’est là l’un des points forts de l’argumentation, la question des inégalités comme des exclusions étant régulièrement soulevée au fil de l’ouvrage, qu’il s’agisse de l’extension du suffrage, de la définition du « peuple » ou encore de la notion de méritocratie.
D’autres régions du monde sont abordées, mais Democracy and Truth : A Short History est centré sur les États-Unis et la France, les deux berceaux de la démocratie moderne. S. Rosenfeld, qui est une historienne de l’Europe moderne, connaît bien le contexte français, dont elle extrait plusieurs exemples récents. Son livre semble parfois suggérer que, surtout comparée aux États-Unis, la France se sort plutôt bien de la difficile relation entre politique et vérité, et fournit même un modèle (en dépit des mensonges d’État dont nous avons eu récemment quelques exemples, mais qui ne sont pas, en politique, des faits nouveaux). En France, la liberté d’expression est un droit absolu mais non sans limite : la loi fake news proposée en 2018 par Emmanuel Macron pour lutter contre les manipulation de l’information est ainsi citée par S. Rosenfeld, comme auraient pu l’être la législation qui punit l’incitation à la haine raciale et les lois relatives à la transparence de la vie publique. Le mouvement des gilets jaunes, commencé en novembre 2018, n’a pu trouver place dans le livre, mais si elle avait pu, l’auteure l’aurait certainement intégré à l’analyse. Peut-être aurait-elle été amenée à modifier ses conclusions sur le rapport entre réseaux sociaux et démocratie ? Le mouvement, dont la majeure partie des participants remet en question la notion de représentativité au profit de la visibilité, de la prise en considération, de la participation, et qui, dans une large mesure, est soutenue par la population française, semble contribuer à une re-définition de la démocratie. Cela au fil des « actes » qui rythment les fins de semaine et par le biais d’une utilisation très étendue des réseaux sociaux. Si mensonges et infox se déploient sur ces derniers, à la faveur de l’immense liberté d’expression à laquelle donne accès internet, des solidarités s’y créent, des manifestations s’y organisent, des voix se font entendre qu’on ne peut ignorer.
Il est intéressant de compléter la lecture du livre de Sophia Rosenfeld par celui de Myriam Revault d’Allonnes, paru quelques mois plus tôt, La faiblesse du vrai. Ce que la post-vérité fait à notre monde commun (2018), ou réciproquement. L’historienne et la philosophe partent de prémisses similaires et toutes deux historicisent, l’une depuis le siècle des révolutions, l’autre depuis le débat matriciel entre Platon et Aristote, le rapport compliqué entre vérité et politique, avec pour guide la pensée d’Hannah Arendt sur le problème des « vérités de fait » (factual truths). Toutes deux mettent en garde contre un usage non réfléchi de la notion de « post-vérité » – comme le note S. Rosenfeld, le mot a déjà pris une connotation partisane, Trump s’étant vanté, à tort bien sûr, qu’il en était l’inventeur. Toutes deux insistent sur le fait que ce qui est grave, c’est l’indifférence vis-à-vis de la disparition de ce qui sépare le vrai et le faux. Les deux auteures s’accordent sur l’idée que la « vérité » – celle, pour reprendre les mots de la philosophe, du « sens commun qui rend possible à la fois le partage du jugement et celui des expériences sensibles », celle qui nécessite le « courage de la vérité » cher à Foucault – est indispensable à la démocratie.
Photo Credit: Finan Akbar, Traditional Japanese Theater and Festival Masks, via Unsplash.