Chronique d’Angleterre
Revue de Presse
« Une nation qui ne demande à son gouvernement que le maintien de l’ordre est déjà esclave au fond du cœur ; elle est esclave de son bien-être … Il n’est pas rare de voir alors sur la vaste scène du monde, ainsi que sur nos théâtres, une multitude représentée par quelques hommes. Ceux-ci parlent seuls au nom d’une foule absente ou inattentive … ils disposent, suivant leur caprice, de toutes choses. » Telle est la maxime, peu réjouissante, formulée par Alexis de Tocqueville dans le second volume de la Démocratie en Amérique. Tocqueville nous alertait du fait que les sociétés sont particulièrement en proie au despotisme lorsque les citoyens sont passifs et ne demandent aux chefs que de « tenir la baraque » — pour parler crûment.
Aujourd’hui, les sociétés européennes semblent être précisément dans cette position précaire. « Sauvez-nous de la crise et épargnez-nous une guerre mondiale », quémandent les peuples — n’osant plus exiger les « luxes » d’autrefois, tant la situation est délicate. Ainsi, pour les ambitieux du pouvoir, les promesses à faire en campagne sont très modestes. « Faites ce que vous voulez, pourvu que vous mainteniez l’ordre », leur dit l’électorat. Or, si Tocqueville et si le siècle dernier nous enseignent bien quelque chose, c’est que le despotisme aux aguets ne prend pas toujours la forme d’un empereur assoiffé de sang, avec ses légions de soldats au garde-à-vous. Les despotes peuvent être nombreux à diriger l’État, ou la majorité, elle-même, peut s’avérer despotique. Pire encore, l’incompétence d’un démocrate sincère arrivé par hasard à la tête de l’État peut avoir des effets tout aussi désastreux.
Le Royaume-Uni, qui a longtemps été doté du système parlementaire le plus stable au monde, est devenu l’exemple tragique d’un pays en panique prêt à accepter n’importe quel Premier ministre pourvu que celui-ci maintienne le pays à flot. Ainsi, Boris Johnson a un temps été envisagé pour remplacer Liz Truss, comme en témoigne le Financial Times. Fait étonnant, alors que Johnson venait tout juste de quitter son poste à 10 Downing Street en septembre suite à des scandales ! L’ancien ministre des Finances Rishi Sunak est désormais largement pressenti pour succéder au poste de Premier ministre, à peine après avoir perdu l’élection interne du Parti conservateur cet été. Une étude approfondie de Mathieu Gallard pour Le Grand Continent explique au lecteur francophone ce déclin surprenant du Parti conservateur britannique, alors même que les conservateurs avaient remporté une immense majorité aux élections législatives de 2019. Le podcast hebdomadaire « The Rest is Politics » — animé par un ancien bras-droit de Tony Blair et un ancien ministre conservateur — tente également d’éclairer ce clair-obscur désorientant.
Le défi dans les années à venir sera d’enrayer le processus selon lequel les peuples d’Europe consentent, couci-couça, à des chefs de gouvernement autoritaires ou peu compétents, quand ceux-ci leur promettent un minimum de stabilité. Il faut viser l’excellence en tout et partout. Et, si l’excellence est hors de portée, il faut du moins s’accrocher à des principes simples mais puissants. Dans son essai sur La France nouvelle (1868), le penseur libéral Prévost-Paradol résumait ces principes : « J’appelle même expressément bon citoyen le Français qui borne à un seul point ses exigences : que la nation se gouverne elle-même, sous le nom de république ou de monarchie, par le moyen d’assemblées librement élues et de ministères responsables. » Que demande le peuple ?
Photo de couverture : Le Parlement de Londres, soleil couchant, par Claude Monet (1903), National Gallery of Art (Domaine publique).