Stanley Hoffmann, le « spectateur engagé »
par Jacques Rupnik, Professeur et directeur de recherche à Sciences Po (Reims le 25 septembre 2017)
C’est un grand honneur et un grand bonheur d’introduire cette évocation collective de Stanley Hoffmann à l’occasion du transfert de sa bibliothèque à Sciences Po à Reims. Stanley Hoffmann incarne mieux que tout autre le lien transatlantique entre la France et l’Amérique à travers le lien plus spécifique entre Sciences Po et Harvard. Nous allons évoquer un éminent Professeur de relations internationales, un grand connaisseur et ami de la France, un intellectuel européen devenu passeur entre Boston et le Vieux continent.
Pas «européen» au sens courant aujourd’hui de ce terme lié à la construction européenne qui, à vrai dire, l’intéressait modérément. Mais, Européen, bien sûr, par sa biographie, sa formation intellectuelle et ses écrits. Il a fondé à Harvard en 1969 le Center for European Studies dont il fut le directeur pendant trente ans et dont le répondeur garda longtemps après le message enregistré par Stanley avec son intonation et son accent immédiatement reconnaissables : « You have reached the Center for European Studies… »
C’est précisément là, que je fis sa connaissance en 1972. Devant son étonnement de voir un étudiant français égaré dans un programme de « Soviet studies » j’ajoutais, en guise d’explication : « Je suis Français, mais je suis né à Prague ». « Je vois, répondit le professeur Hoffmann, moi je suis Français, mais je suis né à Vienne ». Nous étions partis sur de bonnes bases qui touchaient à notre francité décalée.
Comme d’autres graduate students qui fréquentaient les séminaires du CES et ses déjeuners du vendredi, j’ai eu la chance de connaître alors un professeur ouvert, disponible et impressionnant par la finesse et le splendide détachement de ses analyses ; le mélange d’un style informel et d’une intelligence exceptionnelle. De nombreux visiteurs européens, français en particulier, venaient faire des conférences au Centre. C’est là que je fis la connaissance de Pierre Hassner, son collègue et ami, et c’est ainsi que, simple étudiant, je fus invité par Stanley a dîner avec Raymond Aron et Raymond Barre. Jamais chose pareille ne serait arrivée en France ! Bref, Stanley pratiquait admirablement ce qu’il avait aimé d’emblée à Harvard, loin des cloisonnements et hiérarchies qui prévalaient en France et qu’il évoquera dans la préface des ses Essais sur la France : «J’ai choisi de vivre et d’enseigner aux Etats-Unis pour des raisons qui tiennent assez largement à ces rigidités étouffantes du système social, scolaire et politique français[1]. »
On ne peut faire ici un portrait complet de Stanley Hoffmann, il faudrait pour cela un colloque : pourquoi pas ici à Sciences po avec le concours de nos collègues du CES à Harvard ? Le professeur Hoffmann était connu pour ses plans de cours en trois parties, je me contenterai donc d’évoquer rapidement trois thèmes (qui seront développés par mes collègues): la biographie intellectuelle, son approche des relations internationales et l’intelligence de la France.
Lorsqu’on dit, à propos de Stanley Hoffmann, ‘biographie intellectuelle’ il ne s’agit pas, bien entendu, de rappeler ici ses titres et nombreuses publications, mais d’insister sur la façon dont l’expérience de la guerre d’un enfant juif dans la France de Vichy a aiguisé pour la vie son regard sur le monde. A ceux qui lui demandaient pourquoi il avait choisi d’étudier les relations internationales il répondait : « Ce n’est pas moi qui avait choisi de les étudier : les relations internationales se sont imposées à moi dès mon enfance » [2]. D’où une vision des relations internationales qui sait que l’histoire est tragique, et néanmoins – ou à cause de cela – défend une approche de la politique étrangère qui ne peut faire l’impasse sur les droits de l’homme.
Un deuxième trait biographique contribua à façonner son style intellectuel : « le mélange d’engagement et de détachement », pas seulement vis-à-vis de la France. « Il y a des gens nés pour observer du dehors ; la distance dont ils bénéficient ainsi, et même le doux regret de ne pas être parmi ceux qui sont au-dedans, les dédommagent de leur éloignement partiel ou de leur déracinement[3] ».
C’est cette ambivalence et ce sentiment de double appartenance qui, à Paris comme à Boston, ont contribué à faire de Stanley Hoffmann l’analyste brillant et caustique que ne peuvent oublier ceux, étudiants ou collègues, qui l’ont côtoyé . Le « maître à penser » de Stanley Hoffmann, s’il fallait en désigner un, c’était Raymond Aron. Même profondeur de la pensée, même lucidité dans l’analyse et la lumineuse clarté dans l’exposé. Le dernier livre d’Aron c’est Le spectateur engagé, un titre qui sied assez bien à Stanley Hoffmann.
Avec deux prolongements importants. Stanley Hoffmann garda ses distances vis-à-vis du pouvoir quelle que fut la couleur politique de l’administration en place. A la différence des ses collègues les plus éminents il ne fut pas tenté de devenir le conseiller du Prince. C’était pourtant la pratique admise ou même recherchée. Stanley faisait alors partie de ce que l’on peut appeler la « bande des quatre » jeunes profs qui régnaient alors sur les relations internationales à Harvard : Hoffmann, Henry Kissinger (« le plus arrogant » SH dixit), Zbig Brzezinski (« le plus ambitieux ») et Sam Huntington (« le plus bûcheur »). L’analyse implacable primait pour Stanley Hoffmann sur la tentation de promouvoir une politique comme le firent « the best and the brightest » avec les résultats que l’on sait.
Le mélange de détachement dans l’analyse et d’engagement sur les valeurs se retrouve aussi dans son approche des relations internationales. Dans cette discipline Stanley Hoffmann restait inclassable : « réaliste » sur les rapports de force, « libéral » quand la défense des droits de l’homme était en jeu ; il s’était défini comme « réaliste libéral », ce qui ne facilite pas la tâche à ceux qui ont besoin de coller une étiquette. L’approche de Stanley Hoffmann ne consistait pas à plaquer un modèle théorique sur des réalités mouvantes mais combinait l’interaction entre les sociétés, les institutions et la politique étrangère. Son cours sur la guerre, intitulé simplement « War », allait des guerres du Péloponnèse de Thucydide jusqu’à la guerre du Vietnam (celle-ci n’était pas terminée quand j’ai suivi le cours et Kissinger était alors Secrétaire d’Etat) faisait comprendre les changements du système international à l’aune de la puissance et de ses limites, de l’histoire, des idées, et de l’importance des perceptions et des émotions (Stanley mentionnait alors les travaux de Jarvis que ce dernier publiera sous le titre de Perceptions and Misperceptions in International Politics) c’est-à-dire du facteur psychologique dans la prise de décision en politique étrangère ; une dimension que ne semble pas démentir l’actuel occupant de la Maison Blanche.
Au cours des vingt dernières années Stanley affichait son scepticisme (pour le dire sans froisser quelques sensibilités) envers l’évolution de la science politique vers le scientisme, les modèles mathématiques et l’influence grandissante des adeptes de la théorie du choix rationnel jusque dans son département. Et le University Professor qu’il était d’ajouter ironiquement : « si j’étais candidat à un poste aujourd’hui je doute qu’ils me prennent »…
Enfin il y a l’apport Stanley Hoffmann à l’intelligence de la France. D’autres sont plus à même d’en parler, pour ma part cela évoque d’abord deux noms : De Gaulle et Crozier. Stanley fut le premier à développer la notion de « société bloquée » et Pierre Grémion a bien montré que, pour lui, il s’agissait d’un modèle dérivé de la IIIe République, remis en cause par Vichy et la Résistance. Crozier, invité à Harvard par Stanley Hoffmann, lui empruntera le terme pour le titre de son livre qui connut un grand retentissement. Nous étions alors dans la France du général De Gaulle face à la modernisation. Et nous retrouvons aujourd’hui, un demi-siècle plus tard, sous l’égide d’Emmanuel Macron, la question de la « société bloquée » et de la modernisation de la France, thème hoffmannien s’il en est.
Jean-Claude Casanova dit que Stanley Hoffmann « est devenu gaulliste par amour de la France ». Un amour qui n’était pas synonyme d’aveuglement. Certes, il y a le De Gaulle de juin 1940, homme providentiel qui sut sortir la France de deux guerres, mais, au delà, le gaullisme pour Stanley c’était d’abord la capacité de la France à se poser en s’opposant à la puissance américaine sur la guerre du Vietnam (discours de Phnom Penh) comme sur la guerre en Iraq (discours de Dominique de Villepin à l’ONU).
La France plutôt que l’Europe. Celle-ci trouva grâce aux yeux de Stanley que dans le contexte de la réunification de l’Allemagne qu’il n’avait pas accueilli avec enthousiasme : l’Europe et le partenariat Kohl-Mitterrand, comme meilleur moyen d’encadrer la réunification. L’Europe comme garde-fou contre ses propres démons plus que le projet européen des fédéralistes.
Un dernier mot à propos de Stanley Hoffmann et de la France à Harvard. Lorsque je suis arrivé comme étudiant dans les années 1970 Stanley faisait un cours sur « Politics and society in France », Lawrence Wylie, l’anthropologue, auteur du célèbre Un village dans le Vaucluse, enseignait un cours sur la « civilisation française » et Patrice Higonnet un cours sur l’histoire de la Révolution française. Stanley Hoffmann et Lawrence Wylie ne sont plus parmi nous et le professeur Higonnet a pris sa retraite. Avec le départ de Stanley c’est aussi un peu l’éclipse de la France à Harvard. Heureusement, Art Goldhammer, grand connaisseur de la vie politique française et traducteur émérite, est là pour prendre le relais au CES. Mais force est de constater que la France est abordée rarement, le plus souvent sous l’angle de son histoire coloniale ou des questions liées à l’immigration et la poussée du FN.
D’où ma proposition : une chaire Stanley Hoffmann d’études sur l’Europe et la France, sous la forme d’un partenariat entre Harvard et Sciences Po (avec à tour de rôle un professeur de Sciences Po à Harvard et un professeur de Harvard à Sciences Po.) Ce serait un bel hommage au professeur qui avait établi et incarné le lien entre nos deux universités.
Chers étudiants, vous recevez aujourd’hui les livres de la bibliothèque de Stanley Hoffmann. Si j’ai un conseil à vous donner : commencez par ceux que Stanley Hoffmann a écrit !
Notes
[1] Stanley Hoffmann, Essais sur la France, Seuil, 1974, p 13.
[2] « Être ou ne pas être Français », Commentaire, n° 70 (1995).
[3] Essais sur la France, p. 14.