Stanley Hoffmann : Amour et intelligence de la France
Par Catherine Grémion, Directrice de recherche émérite du Centre de Sociologie des Organisations de SciencesPo
(Reims, le 25 septembre 2017)
J’ai fait la connaissance de Stanley Hoffmann en 1971, année que j’ai passée à Harvard avec Pierre Grémion qui avait obtenu une bourse de la Fondation Ford pour un séjour d’une année aux États-Unis. Nous l’avons rencontré au Center for West European Studies[1] qu’il avait fondé deux ans plus tôt. Je le croyais américain, compte tenu de son nom, ce qu’il était effectivement, mais il était, aussi et surtout, resté français. Il aimait à se définir comme un « binational animal » …
Il nous a accueillis avec une générosité extraordinaire, peut-être parce que nous étions parmi les premiers Français à venir au Center for European Studies, logé alors dans une charmante petite maison de Bryant Street. Nos relations sont devenues avec le temps relations d’amitié. Vous le verrez dans ma contribution, (« Camus la mer la musique »,) au livret édité par Jean Claude Casanova en l’honneur de Stanley, en supplément de la revue Commentaire. C‘est là le Stanley privé, l’ami. Mais nos relations également des relations professionnelles : il fut membre de mon jury de thèse et préfaça le livre que je publiai par la suite, Profession décideurs. Pouvoir des hauts fonctionnaires et réforme de l’État.
Je parlerai ce matin de son amour de la France, et de son intelligence de la France. Cet amour de la France passait par des admirations, au premier rang desquelles Camus, mais aussi de Gaulle, Mendès France, Aron, ou encore Claude Monet, Debussy.
Camus d’abord. Il fut pour Stanley un inspirateur. Il aimait la personne, qu’il avait entrevue lors d’une conférence, et qui l’avait séduit. Dans l’œuvre de Camus il retrouvait une exigence éthique qu’il partageait pleinement. Sa jeunesse au sortir de la guerre avait coïncidé avec « le moment Camus » : L’Étranger, Le Mythe de Sisyphe, Caligula, Les Justes, Le journaliste de Combat. Puis La Peste. Il faut lire La Peste, ce livre magnifique, dont il aimait les héros, Rieu, mais aussi Tarrou : à chaque fois c’est une humanité qui, face au mal, lutte avec désintéressement. Camus, c’est le méditerranéen, qui vit seul avec sa mère, c’est aussi la plage. Ce sont des rivages qu’il a lui–même aimés à Nice, et dont il cherche le reflet dans les vues maritimes de Bonnard et de Monet. Enfin c’est l’Algérie et la guerre. Sur l’Algérie, Stanley partage l’attitude de Camus, et la tristesse qu’une solution de compromis n’ait pu être trouvée qui eût évité la tragédie.
Stanley a même donné sur Camus un cours en français à Harvard, cours destiné aux « undergraduates », auquel assistaient au fond de la salle des membres (parfois vénérables ) du Faculty, fascinés par l’élégance et l’humour de ses propos.
Son amour de Camus n’excluait pas, naturellement, d’autres admirations en littérature. Il avait dévoré Malraux, aimait Giraudoux, Anouilh, ou encore Roger Martin du Gard. Il avait lu en entier les Thibaud à 13 ans !
Le cinéma était une autre de ses passions. Il vibrait aux films de Renoir (La Règle du Jeu) de Rohmer, voire de François Truffaut et Philippe Broca. Il avait une connaissance très fine du cinéma français, a écrit sur des films, et projetait à la fin de sa vie de faire un séminaire sur le cinéma en France.
C’est en connaissant mieux Stanley que je découvre son expérience de la guerre. Ses trajets avec sa mère, de Nice à Neuilly, puis Nice de nouveau et Lamalou-les-Bains, une petite ville de la montagne noire, où il se sont réfugiés pour fuir la persécution nazie. Expérience personnelle très forte, celle d’un jeune adolescent juif, étranger dans une France antisémite, occupée par les Allemands. À Nice, il a passé une enfance heureuse, mais sa mère déménage à Neuilly pour lui permettre de faire des études au lycée. Puis c’est l’exode, Bordeaux, Nice de nouveau, où la vie est assez paisible sous l’occupation italienne. Mais avec l’occupation allemande, la situation empire, il voit son meilleur ami arrêté sous ses fenêtres par les nazis, d’où un nouveau départ pour Lamalou-les-bains.
De cette expérience date son intérêt pour l’étude de Vichy, qui fait l’objet d’un de ses premiers écrits au États-Unis. Il a ouvert un chantier de recherches et consacré plusieurs articles au sujet. Un livre était annoncé.
Il ne fera pas le livre, mais c’est en 1971, pendant notre séjour qu’il nous fait découvrir le manuscrit de Robert Paxton, Vichy’France. Il a tout fait pour le faire connaître : un grand repas en son honneur à Harvard, et une action insistante auprès d’éditeurs français pour le faire traduire. Robert Paxton raconte dans le livret de Commentaire comment Stanley a convaincu son ami Domenach de faire accepter ce manuscrit par Le Seuil, et a donné une préface à La France de Vichy. Je vous renvoie à ce témoignage remarquable.
De l’époque de la guerre date bien évidemment sa très grande admiration pour le Général de Gaulle, il était la voix à la radio, l’incarnation de l’honneur et de l’espoir, il lui restera toujours fidèle. Cependant ses jugements étaient nuancés sur la France d’alors, où il a été aidé et protégé par des personnes qui étaient maréchalistes, voire vichystes, et par un professeur d’histoire qui l’a encouragé, protégé, et lui a finalement fourni ainsi qu’à sa mère de faux papiers en en faisant des Français pour leur permettre de quitter Nice, devenu trop dangereux. Il est resté en relation avec lui jusqu’à sa mort.
S’il n’a finalement pas fait son livre sur Vichy, est-ce dû à l’apparition de travaux fouillés comme ceux de Robert Paxton ou bien, peut-être davantage, me semble-t-il, à sa difficulté à porter un jugement tranché sur un pays qui s’était révélé si contradictoire à son égard ? Difficulté telle qu’il s’interdisait toute interprétation à l’emporte-pièce. Mais son admiration pour De Gaulle, elle, s’est concrétisée non seulement dans des articles, mais par un livre où il présente tant l’homme privé que le politique exceptionnel, livre écrit avec sa femme Inge : De Gaulle artiste de la politique[2].
Si je reviens à la décennie 60, nous étions membres du groupe de Michel Crozier. Crozier avait publié Le phénomène bureaucratique au moment où sortait In Search of France, projet collectif animé par Stanley, dont la contribution, « Paradoxes de la communauté politique française », était pratiquement un livre dans le livre. Il avait beaucoup d’admiration pour Michel Crozier. Mais Crozier, c’était l’organisation, la bureaucratie. Stanley, c’était la communauté politique qui retenait son attention. Il avait été séduit par le modèle d’autorité dans la société française proposé par Crozier. Cette société, il l’avait qualifiée, dans sa description des années 30, sous la III° République, de société bloquée. Le terme fera fortune et sera emprunté par Jacques Chaban-Delmas, et Michel Crozier à son tour. Ce qui l’intéressait, c’était : la France fait-elle vraiment communauté ? Il l’avait vue se défaire pendant les années 30, puis pendant la guerre. Mais au sortir de la guerre une nouvelle société avait émergé, la société était débloquée. Le projet In Search of France sort au début de la Ve république. La Ve république réussira-t-elle à créer une synthèse politique correspondant à cette nouvelle société ? De Gaulle se retrouve ainsi de nouveau au cœur de son analyse, à l’articulation de la politique intérieure et de la politique étrangère.
Après que De Gaulle eût quitté le pouvoir, il publie en 1974, Essai sur la France. Déclin ou renouveau, dans lequel il reprend ses articles publiés au cours des 18 années précédentes.
Stanley a donné longtemps à Harvard un cours important sur la France, cours qui allait du Haut Moyen-Age à l’époque contemporaine. Dans ce cours Stanley mêlait histoire, littérature, politique, des auteurs comme Tocqueville et Aron, et ses passions et son ouverture personnelle. Ce n’était pas un professeur de science politique théoricien, prisonnier de catégories universitaires dont il adorait s’affranchir. Il nourrissait ses enseignements de son immense culture.
Cette ouverture, cet anticonformisme qu’il affectionnait, il les devait à sa formation à SciencePo. Stanley avait fait du droit, une thèse avec Mme Bastide, mais il détestait les facultés de droit. Sa maison, c’était SciencesPo, d’où il était sorti major, à 19 ans, en 1948. C’est là qu’il a noué des amitiés durables, avec des hauts fonctionnaires, avec des personnalités comme Michel Rocard, avec lequel il est resté ami jusqu’au bout. Il y a développé son admiration pour Pierre Mendès France. Pendant son service militaire (au ministère de la Défense) il publia un article élogieux sur Mendès, sous pseudonyme. Fidèle à SciencesPo, il a été l’un des pionniers de la toute jeune Fondation Nationale des Sciences politiques, où il a travaillé quatre ans, et publiait régulièrement dans la Revue française de sciences politiques. C’est là que Jean Meynaud lui a conseillé de s’intéresser au Mouvement Poujade, dont il a tiré un cahier de la Fondation. S’il n’a pas fait l’ENA, c’est à la fois parce qu’il n’était pas français depuis assez longtemps (il n’avait pu être naturalisé qu’à 18 ans en 1947), et par suite d’un concours de circonstances … Resté lié avec ses amis de Paris après son installation définitive à Harvard, en 1955, il a été proche du Club Jean Moulin et associé, comme membre correspondant, à l’Académie des sciences morales et politiques.
Mais Stanley ne se résume pas seulement à son enseignement, sur la guerre ou sur la France, ou sur les relations internationales. À côté de ses écrits – 19 ouvrages et ses innombrables articles –, l’autre dimension de son œuvre, last but not least, c’est le Center for European Studies, créé en 1969 avec Henri Kissinger, dont il fut l’âme pendant 30 ans.
Le centre est sans conteste l’autre versant de son œuvre à travers lequel il a rayonné. Centre de l’Université Harvard, son financement a été en grande partie assuré par Guido Goldman. Il a été un véritable milieu intellectuel, dont nous avons bénéficié dès cette époque, et de façon ininterrompue depuis lors, grâce aux colloques, amitiés, et liens intellectuels noués là-bas.
Il recevait des graduate students, et des assistant professors ; le Centre était un point de ralliement vers lequel convergeaient des participants de tous les horizons, Américains Allemands, Italiens, Espagnols, et Français. Le centre n’attirait pas seulement des scholars de Harvard, mais du MIT et de toute la région de Boston. On y retrouvait des visiteurs venus faire des conférences, universitaires, hommes politiques, chercheurs. C’était une plaque tournante de la réflexion sur la France et l’Europe. Tant de gens y sont passés et ont gardé une immense gratitude pour l’aide reçue de Stanley, qu’ils se soient orientés vers les relations internationales ou vers l’étude de la France : Pierre Hassner était de ceux-là, lui qui était aussi un proche de Raymond Aron. J’y ai croisé Annie Kriegel, Alain Lancelot, ou Lionel Jospin, mais la liste en serait trop longue.
En conclusion je dirai deux choses. Tout d’abord il avait refusé d’être un expert gouvernemental, contrairement à Henry Kissinger, ou à Zbigniew Brzezinski, ses condisciples. Il a voulu rester un analyste, et un professeur ; sa vie, c’était ses livres, et ses étudiants !
Dans ses dernières années, il était revenu vers ses racines françaises à travers les problèmes internationaux. Horrifié par la guerre d’Irak, il a eu une très grande admiration pour le discours de Dominique de Villepin aux Nations Unies, refusant l’engagement français dans la coalition. Il a préfacé son livre. Ses joies à la fin de sa vie étaient toujours de visionner les films de Rohmer, ou de contempler les paysages maritimes peints par Monet ou Bonnard. Il nous manquera. Et j’espère qu’il ne sera pas seulement pour vous le nom d‘un amphithéâtre !
Notes:
[1] Le centre a perdu son « W », après la chute du mur de Berlin, en 1989, pour devenir le Center for European Studies.
[2] Titre original : The will to grandeur: De Gaulle as political artist, Daedalus, 1968, ed. française, De Gaulle artiste de la politique, Le Seuil 1973.