Un samedi à Paris – De la violence en démocratie

11 December 2018

 

Je n’ai pas une âme de manifestante. Bien qu’ayant grandi entre Bastille et République, sur la trajectoire de toutes les grandes manif parisiennes, je n’ai pas été éduquée sous des banderoles ou dans l’odeur des merguez des grands rassemblements militants.

 

Et malgré mes idées politiques, je n’ai jamais fait grève, et j’ai dû manifester quatre ou cinq fois dans les dix dernières années. 

 

Pour autant, je pense ne pas être la seule à penser, et à voir de mes yeux, que les inégalités s’accroissent en France. Je lis Piketty, et je vois se dégrader les conditions de vie des personnes que je côtoie. Certains vivent dans des situations qui tireraient des larmes à n’importe quelle personne qui se pencherait sur leur cas – mais les Hommes politiques actuels ne semblent pas intéressés par une telle démarche.

 

Dans ce contexte, j’avais, comme la plupart de mes compatriotes, un avis mitigé sur l’action des Gilets Jaunes. En tant que prof de philo en lycée, j’ai passé du temps à enseigner l’idée de la désobéissance civile – la nécessité, parfois, de se battre contre la loi lorsqu’elle semble dévier de l’intérêt général, et lorsque le pouvoir recrée des privilèges au détriment du reste de la population.

 

Récemment, mes élèves commençaient à faire le lien entre les événements extérieurs et le contenu du cours. Certains suivent les débats politiques d’assez près ; l’un d’eux était outré, il y a quelques jours, qu’une députée LREM soit incapable de donner une estimation du montant du SMIC, et ne semble même pas en avoir honte pendant son interview. Il a débarqué indigné au cours suivant et m’a posé la question : « Mais Madame ! ça sert à quoi de leur verser un salaire aussi élevé avec de l’argent public s’ils ne savent même pas ça ?! ». Bien entendu, il a raison.

 

Pourtant, le mouvement des Gilets jaunes était confus – et les profs n’aiment pas la confusion. La demande de départ – annuler la réforme de la taxe sur le carburant – et plus largement, le ras-le-bol généralisé, semblaient légitimes. Mais d’autres réclamations s’y greffaient ; et puis les casseurs sur les Champs-Elysées étaient-ils des infiltrés venus désorganiser le mouvement ? Ou était-ce le vrai visage de ce mouvement spontané qui se faisait jour ? Cette violence était-elle légitime ? Les insultes islamophobes, et celles contre les immigrés, entendues çà et là, n’étaient-elles que de simples incidents de parcours ?

 

Il convenait donc de rester prudent avant d’accorder sa sympathie et son soutien à un mouvement trouble, il fallait laisser décanter. Attitude sans courage, mais rationnellement défendable. La tendance était cependant à une certaine sympathie, une bienveillance lointaine, peut-être aussi par un rapprochement un peu hâtif avec la vieille tradition révolutionnaire française. Révolte spontanée, expression de la démocratie populaire, brouillonne, telle que l’a décrite Pierre Rosanvallon ? Cette révolte n’était pas chimiquement pure, comme on dit, mais quelle révolte l’a été, jamais ? Dans la colère, on fait toujours des amalgames, or sans colère, pas d’avancées sociales. Donc tant pis pour les amalgames ?

 

Et puis il y a eu les blocus de lycées, un peu partout en France, et leur répression. Celle qui m’a finalement décidée à « me mouiller », c’est celle qui a choqué toute la France : on y voit 151 lycéens de Mantes-la-Jolie, agenouillés dans la boue, en plein décembre, les mains sur la nuque, et d’autres menottés, alignés le long d’un mur, sous la surveillance de policiers en armes. Selon les renseignements des journalistes, le plus jeune avait 12 ans.

 

 La Justice s’occupera de déterminer à quels délits ces individus s’étaient livrés. Oui, peut-être certains avaient-ils attenté à la propriété d’autrui, ou au mobilier urbain, ou causé des troubles publics. Et nul doute qu’ils n’agissaient pas en fonction d’un agenda politique précis, avec des revendications bien formulées. Peut-être étaient-ils là pour se défouler et profiter d’un mouvement national pour libérer un peu de leur rage d’adolescents grandis dans des situations pas simples. Nous ne sommes pas là pour déterminer si leur rage est légitime.

 

Ce que je peux dire par contre, c’est que cette scène d’humiliation publique (dans laquelle on semble avoir malencontreusement inclus des innocents sans lien avec les cassages) m’a glacé le sang. Quelque chose de ma confiance dans la République s’est fissuré, comme si la violence de la domination primitive, que je croyais si loin de ma petite vie tranquille, y refaisait brusquement apparition.

 

Si je suis allée manifester en ce matin du samedi 8 décembre 2018, c’est donc parce que je ne voulais pas que mon pays glisse vers des solutions autoritaires, considérées par certains autour de moi comme « la seule solution face à autant de chaos », le seul moyen de « rétablir enfin un peu d’ordre », etc. C’est tout juste si on n’entend pas « bien fait pour cette racaille d’ados écervelés ».

 

Ce matin, j’y allais donc pour protester contre les répressions policières. Je n’étais pas la seule, j’ai croisé par hasard plusieurs ancien.ne.s camarades de fac qui, devenu.e.s profs eux aussi, venaient manifester pour la même raison, en étant comme moi de relatifs novices en matière de manifestation. Parce que trop, c’était vraiment trop.

 

*

 

Ce que j’ai vu m’a beaucoup fait réfléchir.

 

Mes pérégrinations se sont faites au gré des barrages de police, nombreux et impressionnants. La manif bon enfant, de facture très classique, qui est partie de la Gare Saint Lazare, était constituée de profs, d’étudiants, de cheminots, de quelques collectifs militants, notamment féministes. A propos de revendications féministes, je voudrais noter par parenthèse que j’étais ravie de voir une banderole « Nos vies, pas leurs profits » du NPA ornée d’un joli dessin d’une militante Gilet jaune en colère, le mégaphone à la main. Pour une fois, on montrait une femme en colère. C’est bien ! Il y avait là aussi le collectif Adama, toujours très soudé, et quelques personnalités de gauche (on apercevait notamment Olivier Besancenot et Clémentine Autain), ce qui donnait un peu de solennité à ce cortège pour le reste très bigarré. On marchait au rythme de la fanfare improvisée qui cheminait avec nous, et jouait les grands airs de la gauche, toujours de mise dans ce genre de rencontres.

 

 

 

L’itinéraire, lui, était vague. Très vague. En fait aucune voie n’était libre pour avancer vers l’Ouest (le but ultime étant d’aller soit vers l’Elysée, soit sur les Champs Elysées), alors on a marché un peu vers l’Est, puis dans des rues de plus en plus étroites, pour se retrouver invariablement nez à nez avec des CRS qui nous tenaient en joue avec leurs flashballs, avec derrière eux, les unités très mobiles de la BAC, en civil, cagoulées et bien équipées, prêtes à intervenir. Les mouvements de reflux nous ont emmené un peu dans tous les sens, jusqu’à atteindre le boulevard des Italiens. L’idée était, en permanence, de s’engouffrer dans des rues que la police n’avait pas encore envahies, de la devancer, ou de la dépasser par derrière. Sans intention violente, juste pour pouvoir passer. Certains bougonnaient qu’on était trop mous, que les policiers n’étaient pas nombreux du tout et qu’il suffirait de foncer dans le tas en groupe pour les désarçonner. Il fallait profiter de l’occasion. Ce genre de remarques visait sans doute, chez ceux qui les faisaient, à avoir l’air plus expérimentés, à se faire passer pour des « durs », à se montrer vraiment « déter » (déterminés).

 

 N’ayant pas de vindicte particulière contre les CRS (malgré mon indignation sur l’intervention de Mantes-la-Jolie), j’étais quelque peu prise de court par cette course au plus malin à laquelle certains semblaient prendre plaisir, comme si le militantisme consistait à ruser par rapport à la police. J’avoue aussi que si certains slogans politiques me convenaient très bien, d’autres me mettaient mal à l’aise. « Tout le monde déteste la police ! », non, je ne peux pas scander ça.

 

 Boulevard des Italiens, comme le mouvement se ramollissait, certains ont décidé de partir « en sauvage », comprendre : « en manif sauvage ». Ils ont bifurqué en courant dans une rue adjacente, ce qui a aussitôt fait réagir les CRS, qui sont venus bloquer le flot des manifestants qui s’écartaient du gros de la troupe en menaçant les fugitifs de leur matraque levée. Avec le reste des troupes, justement, on a lancé un sit-in face à la grande barrière humaine de CRS alignés sur toute la largeur du boulevard – face aussi aux camions à eau menaçants.

 

Pendant ce temps, les plus énervés arrachaient les barricades qui entouraient le siège de la BNP – toutes les banques et la plupart des boutiques s’étaient mises en frais en prévision des manifs pour barrer leurs devantures aujourd’hui. Ces barricades arrachées devaient servir à constituer une piteuse barricade face aux CRS. Face à une provocation aussi insolente (des plaques de métal très fines tenues à bout de bras par des manifestants maigrelets, quelle menace), les CRS ont riposté. Ils se sont mis en mouvement, les canons à l’eau ont giclé, les premières lacrymos de la journée ont fusé, et les manifestants se sont éparpillés comme ils ont pu dans les rues alentour.

 

Rien qu’en une heure, le public avait un peu changé. Près des galeries Lafayette, un groupe de personnes différent s’était joint au cortège. Plus âgés, plus attachés au port du gilet jaune, et plus adeptes du drapeau français. Certains n’étaient manifestement pas de gauche, mais nous avons couru ensemble dans les petites rues pour fuir les CRS. Que penser de cette cohabitation dans la rue ? Peut-être pas grand chose, à part que nous avons décidé de nous en éloigner quand ils se sont mis à parler de quenelles… Il y avait réellement beaucoup de gens différents dans les rues.

 

Après ça, avec un groupe de jeunes militants dynamiques avec qui on avait trouvé un passage par lequel se faufiler au-delà des lignes de police, on a erré dans les rues autour de la Bourse, jusqu’à rejoindre le Palais Royal, et finalement la rue de Rivoli (le but étant toujours de se rapprocher des Champs Elysées, sans trop que nous sachions ce que nous allions y faire). On entonnait des slogans dans des petites rues endormies, manifestement pas préparées à nous voir passer, mais nous semblions si inoffensifs qu’ils ont dû nous prendre pour quelques gilets jaunes égarés dans la capitale. Ce que, plus ou moins, nous étions.

 

Ce qu’il faut comprendre, de cette journée, c’est que la circulation des voitures était quasi nulle partout où nous sommes passés – comme dans une bonne partie de Paris, sans doute. Partout, nous étions au milieu de la chaussée, partout, nous chantions des slogans les uns par-dessus les autres, sans ordre ni méthode, sans méchanceté non plus, et parfois presque pour le simple plaisir de profiter de l’espace et de crier avec confiance « la rue, elle est à qui ? Elle est à nous ! » et d’en faire la preuve par notre joyeuse occupation de l’espace public et sonore. Cette partie restera clairement le meilleur souvenir de cette journée de démonstration populaire.

 

Ce qu’il faut voir aussi, c’est que les flux de « gilets jaunes », de tous les groupes qui s’étaient donné rendez-vous ce matin-là étaient si dispersés que nous ne faisions pas 200m sans croiser, à la prochaine intersection, quelques manifestants qui arrivaient par un autre chemin. Cela explique aussi qu’un peu partout, nous ayons pu nous étaler autant dans les rues sans être stoppés par la police ; les policiers ne pouvaient tout simplement pas tout couvrir, et ils ont sans doute laissé filer les petits groupes comme le nôtre en considérant (avec raison) que nous ne ferions rien de bien méchant.

 

Comme, au bout de l’avenue de Rivoli, l’entrée vers les Champs était totalement bloquée (par une muraille mobile gardée par des CRS), nous avons cherché à voir comment nous pourrions avancer par les petites rues. Il n’y avait pas que les manifestants, il y avait aussi des promeneurs parisiens et des touristes égarés, déçus de ne pas pouvoir aller place de la Concorde (mais tous les hôtels de luxe et les grandes boutiques sous les arcades étaient fermés, et soigneusement recouverts de planches de bois). Un vieux militant est passé avec un grand drapeau à l’effigie de Che Guevara. Une dame, française, très bien habillée, sans lien avec les manifestants, s’est tournée à ce moment-là vers son mari pour lui dire sur un ton de désapprobation marqué : « Che Gue-va-ra ! Oh, tu te rends compte ! Non mais vraiment, c’est tellement… tellement… » Elle cherchait l’adjectif juste. Je l’ai fixée du regard. Pas méchamment ; fermement. Je ne suis pas une grande fervente du Che, mais je crois que je ne voulais pas qu’elle s’en tire à si bon compte de son mépris de classe facile. Je ne l’ai jamais entendue finir sa phrase.

 

L’exploration des petites rues autour des Champs Elysées a vite révélé que si nous voulions aller sur les Champs, il allait falloir se soumettre à une fouille minutieuse, sans savoir ce qui nous attendait derrière. Des informations reçues par SMS nous ont appris que « ça chauffait à Friedland », et comme j’étais avec un amateur de points chauds, nous nous sommes mis en route pour l’avenue la plus proche des Champs, un peu plus au Nord. Sur le chemin, je me suis arrêtée dans un tout petit café resté ouvert pour aller aux toilettes. L’endroit était bondé – dernières toilettes avant la fin du monde ? – et rempli de Gilets jaunes d’un style encore différent. On s’est dit à ce moment-là : « tiens, ça c’est des vrais gilets jaunes ». Ils étaient de la génération de nos parents, venaient probablement de loin, et certains arboraient un look de chasseurs, sans oublier l’indispensable gilet. L’un d’eux portait un casque à pointe, et était habillé comme un soldat de la Première guerre mondiale. Il nous a dit qu’il s’était habillé en « soldat inconnu ».

 

Plus loin, avenue Friedland, nous attendait la partie la plus sérieuse de la manifestation. Deux voitures brûlaient sur fond d’Arc de Triomphe, dégageant une épaisse fumée noire, et les murs se remplissaient progressivement de slogans divers, plus ou moins réussis. De tous côtés des manifestants affluaient (par le haut et par le bas), et – sensation étrange – nous étions une immense foule entièrement laissée à elle-même. Aucun CRS, pour l’instant, pour nous empêcher de tourner en rond ou pour nous donner (par réaction) une cohésion. Une fumée de plus en plus épaisse remplissait l’air, mais pour le reste, les slogans contre les riches et contre Macron résonnaient dans le calme, tandis que les gens allaient de ci delà sur ce grand espace qui nous était échu. C’était tout de même impressionnant de voir cette avenue des riches quartiers vibrer au son du mélodieux refrain « Emmanuel Macron, Président des patrons, on va tout casser chez toi ! », ou d’une foule marchant d’un pas résolu et scandant « Anti, anti, anticapitalistes ! » entre deux rangées d’immeubles en pierre de taille.

 

 

Quelques habitants s’étaient mis aux fenêtres, voire sur leur balcon, pour regarder ou pour filmer (je me demande bien ce qu’ils en pensaient), et certains ados de bonne famille étaient même descendus en couples sur le boulevard pour observer ce phénomène rare et prendre quelques photos, histoire de se montrer « populo », sans doute. Pourquoi pas ?

 

La population sur ce boulevard était encore différente des autres déjà aperçues, un peu plus du style qui aime se mettre en danger. Un peu plus de foulards noirs recouvrant presque intégralement le visage, un peu plus de volonté d’en découdre et de causer des dégâts. C’était presque comme s’ils avaient attendu ce genre d’occasions rares depuis longtemps, celle de monter à des manifs pour faire enfin ressortir leur colère qu’on qualifiera (pour aller vite) d’anarchiste. La cause à défendre, s’il y en avait une, n’était pas très claire.

 

Quelques alertes circulaient de temps en temps, des « Ils chargent !!! » qui créaient des mouvements (limités) de panique, et faisaient courir tout le monde dans un sens ou dans l’autre (sans qu’on sache par où on pourrait bien s’enfuir si le danger était réel, et c’était un peu effrayant), mais dans l’ensemble, on ne sentait pas trop les risques, et pour tout dire, les autorités ont vraiment tardé à se faire entendre. Il y a bien eu une première intervention sans incidents des pompiers pour éteindre le feu de voiture ; ils se sont d’ailleurs, curieusement, fait applaudir sur leur passage.
Mais c’est avec l’arrivée d’une bande de gamins (vraiment jeunes), armés de barres de fer, que les CRS ont accouru, en un éclair. Les jeunes se sont mis à taper sur la vitrine d’un magasin de chaussures, un peu plus haut par rapport à l’endroit où je me trouvais. En nous retournant vers l’Arc de Triomphe, nous pouvions voir des bouts de carton qui volaient en l’air (des boîtes à chaussure) puis des chaussures, lancées dans la foule.

 

La réaction n’a pas tardé : une dizaine de camions de CRS a remonté l’avenue à toute allure, et les CRS se sont déployés. Tout s’est enchaîné très vite : l’arrivée des CRS, puis aussitôt des jets de pavés, jaillis de nulle part, lancés sur les voitures de CRS (et qui ont fait peur à tout le monde car leur trajectoire n’était pas très précise), et ensuite les premiers jets sérieux de lacrymos de la journée. Les gens se sont enfuis, les CRS ont peut-être (ou pas) arrêté les casseurs de vitrines – on était trop loin pour voir, tout le monde ayant reflué derrière le barrage de police. Un peu plus loin, sur le boulevard Haussmann et devant l’église St Augustin, des lacrymos ont à nouveau été jetés, en quantité importante mais sans que ce soit insupportable – et je suis partie avant l’arrivée des blindés à cet endroit, que nous avons apprise par SMS un peu plus tard.

 

Tout ce que j’ai vu, ce sont donc des CRS, qui certes, barraient massivement la plupart des rues menant à l’avenue Friedland (ils semblaient avoir enfin compris qu’il y avait des troubles sérieux là aussi), mais rien de plus.

 

Du côté des manifestants, on n’a pas perdu la raison. Pas tant que ça. À un moment, des énervés ont voulu s’attaquer, non pas à un chausseur de luxe, mais à un magasin orthopédique. A peine avaient-ils arraché une planche de protection qui recouvrait la vitrine que quelques manifestants bien décidés se sont mis à leur crier « non, arrêtez ! », et ils se sont aussitôt arrêtés. On ne touche qu’aux symboles les plus évidents de richesse, non au matériel de santé, il y a une logique dans le pillage (en tout cas à cet endroit-là, il semblait y avoir une certaine logique).

 

*

 

Avançant sans trop y voir clair dans la fumée, et derrière nos masques improvisés, nous sommes vite retombés sur la gare saint Lazare, notre point de départ. C’était étrange de revenir sur une zone « civile », peuplée d’un mélange de manifestants divers (avec une petite poubelle qui brûlait tranquillement dans un coin) et de personnes tout à fait normales qui sortaient de la gare, et vaquaient à leurs occupations. Le temps de prendre un peu la mesure de ce qui se passait, une bande de jeunes – globalement, la population à cet endroit était nettement plus jeune, et semblait fraîchement arrivée en ville – s’est attaquée aux vitrines du Starbucks, fermé. Personne ne s’est opposé à eux, non par peur, mais plutôt par une espèce d’approbation tacite, certains, plus intellos, se donnant bonne conscience en expliquant « de toute façon, Starbucks ne paye pas ses impôts », ce qui est effectivement un élément à prendre en compte. Je me suis laissée convaincre par cet argument, tout en notant mentalement que j’en étais arrivée à un point où casser un Starbucks ne me semblait pas choquant.

 

Sans grande logique, ils se sont ensuite attaqués à une agence de la Matmut (alors qu’il y avait à côté une banque (symboliquement plus importante), et un magasin de déco (plus intéressant en matière de pillage). Certains propriétaires de magasins, restés ouverts, regardaient tout cela d’un œil naturellement très inquiet, mais la bande ne semblait pas vouloir s’attaquer à des endroits ouverts et remplis de monde, mais seulement à des cibles faciles à viser, et vides.

 

 Le pillage en règle du Starbucks a ensuite donné lieu à une distribution à la volée de paquets de café et de chocolats à la foule. Pluie de café après la pluie de chaussures, une bonne récolte.

 

Tout cela aussi s’est déroulé sans la moindre intervention de la police qui semble n’avoir pas été présente dans les parages, ou était occupée ailleurs. Certaines personnes, sans inquiétude, mais sans sympathie non plus, ont fait remarquer avec philosophie que c’est ainsi que serait la vie dans un monde où la police aurait disparu. Le pillage généralisé, la fin de la propriété. La foule livrée à elle-même qui observe se dérouler un pillage.

 

Après un temps, un camion de pompiers a fini par pointer son nez, avançant précautionneusement dans la foule ; mais au moment où ils allaient arriver jusqu’à la poubelle en feu, quelqu’un a lancé un projectile sur eux, qui a rebondi sur le toit de la voiture, juste au-dessus du pare-brise, en faisant des éclats (c’était en fait un pack de sel, qui a explosé, et non la vitre qui s’est cassée).

 

Le tollé contre le fautif a été immédiat et unanime : « mais non ! Pas les pompiers ! » Cependant, les pompiers, échaudés, ont immédiatement changé de voie, et ont provisoirement disparu dans une rue adjacente. J’étais désolée, et je crois que je n’étais pas la seule à avoir envie de leur courir après, de leur dire « mais non, on est désolés ! Revenez, on vous aime ! ». J’espère qu’ils ont entendu la protestation générale qui s’est élevée de la foule contre leur agresseur, et qu’ils ont compris que c’était contre lui, et non contre eux, que nous nous énervions.

 

Le cortège s’est ensuite mis en route, un peu pour rejoindre Opéra, et un peu sans doute, chez certains, pour trouver d’autres endroits à casser. Quand ils ont voulu s’attaquer au magasin Gap, situé en face des Galeries Lafayette (dûment barricadées et gardées par des gardes, à l’intérieur, de tous les côtés), les CRS sont finalement intervenus. Les lacrymos fusaient de partout, y compris aux endroits vers lesquels nous tentions de fuir. Il y en avait vraiment beaucoup, et la voie était barrée un peu partout par des barrages de police. Une femme s’est blessée en s’enfuyant précipitamment – une barre de fer lui est tombée sur la tête.

 

Après ça, on a retrouvé des zones calmes, remplies de gens normaux qui vaquaient à leurs occupations. On a marché vers République, où devait se trouver l’ultime rassemblement de la journée.

 

Je n’étais pas encore au bout de mes découvertes. À Bonne Nouvelle, puis à Strasbourg St Denis, dans des quartiers nettement moins riches, il y avait encore des vitrines cassées, des magasins pillés. Mais ce n’étaient plus des chaussures à 300 euros (ou plus?), ou des voitures de luxe. C’étaient des magasins bas de gamme qu’on pillait, des petits scooters garés sur les trottoirs qu’on prenait pour les brûler au milieu du boulevard. Je me suis sentie profondément triste de voir ce déchaînement de violence gratuite, à un endroit où elle ne pouvait vraiment plus se justifier par une colère contre les trop riches, et où les victimes de ce vandalisme étaient des gens ordinaires, peut-être pas beaucoup plus riches que ceux qui cassaient leurs biens. Là non plus, aucun policier pour défendre la propriété d’autrui. Juste le pillage, des mannequins en plastique démembrés et jetés sur la chaussée, et même un type à l’entrée d’un magasin de fringues bon marché, criant comme s’il rameutait le client « vite, dépêchez-vous ! Il reste encore des vêtements à prendre ! », et quelques jeunes s’engouffrant par la vitre cassée pour emporter précipitamment un pull trop grand dont ils n’avaient même pas le temps de regarder le modèle.

 

*

 

C’est là que j’ai décidé de partir. J’en avais beaucoup vu pour une journée.

 

Mais finalement, à République, j’ai encore eu une dernière bribe de cette étrange journée. S’y trouvaient en effet réunis des manifestants d’un tout autre genre – ceux qui, une fois par mois, se retrouvent depuis septembre pour la « Marche pour le climat ». Les écologistes, en somme, qui ont décidé de se faire entendre régulièrement pour faire avancer leur cause.

 

Nous avions bien eu quelques échos de cette manif pendant que nous luttions contre les lacrymos. Les leader écolos avaient déclaré la veille qu’ils tenteraient une « convergence » avec les gilets jaunes, non géographiquement, mais dans l’esprit : les revendications se rejoignaient, paraît-il, partiellement. Les SMS que nous recevions au cours de l’après-midi décrivaient cependant une manif qui n’avait pas grande chose à voir avec la nôtre, avec une population très différente – des bobos – et une ambiance nettement plus calme.

 

C’est eux que j’ai retrouvés Place de la République, devisant tranquillement dans une odeur de merguez – « tu sens l’odeur des saucisses ? C’est meilleur que des lacrymos, haha ! » – et probablement tout à fait inconscients que 200m plus loin, des scooters brûlaient au milieu de la chaussée. C’est le mystère de Paris, d’ailleurs. En face du grand feu allumé par les pillards à Strasbourg St Denis, les cafés étaient ouverts, tout illuminés dans la nuit tombante, les gens sirotaient leur bière du samedi soir ; la bouche de métro était ouverte, et les vendeurs de rue avaient étalé leurs trois clémentines et leurs deux avocats à « 1€ piès ». Les passants passaient, indifférents. Tout se mélangeait, comme si personne ne voyait ce qui se passait, ou comme si c’était aussi normal de voir brûler des scooters que de les voir circuler.

 

A République, donc, l’heure était à l’auto-congratulation, et aux slogans bien trouvés pour montrer le lien avec les gilets jaunes (un peu comme si la convergence avec les gilets jaunes était un gage de militantisme, la « caution gauche »). Un panneau en carton décrétait ainsi :

 

Mon gilet est jaune

ma colère est rouge

mes rues sont grises

mon avenir est vert

mon caleçon est à fleurs

 

Rien à voir, pourtant, entre cette ambiance presque feutrée (malgré la pluie et la nuit) et le bazar et le trouble que je venais de traverser. Tous, ici, savaient pourquoi ils étaient là, pour quoi ils voulaient se battre. Ceux que j’avais croisés aujourd’hui, non, et surtout pas les derniers, qui étaient de simples pillards. On pourrait dire qu’ils étaient donc plus sérieux, plus légitimes dans leurs revendications, et pourtant, non, pas forcément. La colère diffuse de tous ces gens si divers que j’ai croisés, des (quasi) black-blocks aux Gilets jaunes de droite, avait aussi quelque chose de plus vrai, de plus sonnant et trébuchant, de plus concret. Ils ne savaient pas avec leur tête pourquoi ils se battaient, mais leur corps, leur souffrance, le savait très bien. Et cependant, bien sûr, les méthodes de certains sont aussi inefficaces que déplorables.

 

Je dois même avouer que j’ai un petit mieux compris pourquoi certains autour de moi voulaient que « l’ordre soit enfin rétabli », et qu’on aligne les lycéens à genoux comme des terroristes.

 

La tentation de penser ainsi est forte, et oui, dans les rues de Paris aujourd’hui, il y en avait quelques-uns qui agissaient d’une manière illégitime, et qui voulaient seulement en découdre en bons anar’ (« plus on casse du keuf, mieux c’est »), et d’autres, très jeunes, qui voulaient montrer les muscles, crier un bon coup, et faire du dégât parce qu’ils sont ados et un peu cons. Et cependant, la meilleure preuve peut-être que l’humiliation de Mantes-la-Jolie était inutile, c’est que précisément la police, aujourd’hui, n’a pas eu besoin d’y recourir pour rétablir le calme.

 

Car au fond, bien que « gazée » (comme on dit) à quatre reprises, et bien que venue manifester contre eux, je trouve que les CRS ont bien tenu le coup, avec dignité. Ils avaient sûrement très, très peur d’avoir des débordements. Ils n’ont jamais riposté aux provoc’ nombreuses (verbales, rien de physique, sauf les pavés, une fois) qu’ils ont reçues. Franchement, ils ont été bien, en tout cas là où je les ai vus. (Je ne nie naturellement pas les excès dont j’ai eu vent ensuite, dans les médias, en rentrant chez moi)

 

Puisque j’en suis au bilan, je crois aussi qu’il existe une certaine tendance un peu désagréable, chez les militants, à vouloir dramatiser les situations pour se donner de l’importance. Ils font par ailleurs un travail inestimable, et sans doute est-ce leur péché mignon que de se montrer hyper-expérimentés, un peu donneurs de leçons – plus avertis par exemple des risques de « nasse », de « prise en tenaille », etc. alors qu’ils n’ont pas toujours les informations pour en juger. Cela peut aussi se traduire par un certain mépris pour les nouveaux arrivants – j’en ai ainsi entendu une s’exclamer : « c’est curieux, quand même, c’est la 4e semaine qu’on fait ça, les gens pourraient être mieux préparés, mais non, quand il y a un mouvement de panique ils se mettent à courir, beaucoup plus que la semaine dernière, où personne ne paniquait ». Eh oui Madame, tout le monde ne peut pas être aguerri aux manif et aux mouvements de panique, et il y avait beaucoup de nouveaux qui n’étaient pas là « la semaine dernière ». C’est tout de même une vision bien hautaine de la « masse » populaire qu’elle avait à « gérer »…

 

Alors voilà. Je ressors de tout cela avec un sentiment au moins aussi confus qu’au départ, mais pas pour les mêmes raisons. On peut avoir des causes communes, sans avoir nécessairement les mêmes façons de se battre. Je crois que leur façon est trop confuse pour moi, et cependant, à sa manière, elle ne manque pas de vérité.

 

Photo Credit: author’s work.

 

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