Sur les mœurs intellectuelles de Tocqueville
Le second volume de La Démocratie en Amérique traite des mœurs démocratiques, ce par quoi Tocqueville entend le sens large qu’avait le latin mores : « tout l’état moral et intellectuel d’un peuple » (I,ii,9). Cette enquête s’ouvre sur les mœurs intellectuelles des peuples démocratiques. Récemment, Danielle Charette a examiné le traitement tocquevillien des pratiques historiographiques en démocratie. Il m’apparaît donc à propos de poursuivre dans la même veine en me tournant vers d’autres mœurs intellectuelles traitées dans le second tome et qui sont intimement liées au travail intellectuel que constitue elle-même l’œuvre que nous lisons. En plus de l’histoire, il me semble que le rapport aux diverses sciences— au sens large de « savoirs » — (II, i, 9) ainsi que les transformations démocratiques de la langue (II, i, 16) doivent retenir notre attention.
Dans un état social démocratique, les êtres humains ne reconnaissent plus d’autorité intellectuelle qui transcenderait la masse des citoyens. La conséquence de cette méfiance pour tout esprit supérieur est ce que Tocqueville décrit comme un cartésianisme inconscient : tous entreprennent de juger de tout par eux-mêmes (II, i, 1). Puisqu’ils veulent être en mesure de comprendre par eux-mêmes, les hommes démocratiques ont, dans les sciences, un goût particulier pour le « tangible et le réel », pour les « faits » (II, i, 10). En bref, ils sont épris des applications que l’on peut faire du savoir et de ses effets pratiques, et n’ont généralement que faire des théories trop abstraites. Ce rapport pragmatique et pratique aux sciences s’explique aussi par le matérialisme latent des sociétés démocratiques. Finalement, la théorie demande aussi du temps, du loisir, de la méditation, choses qui sont toutes fort étrangères au mouvement infatigable des sociétés démocratiques : « Au milieu de ce tumulte universel […], où trouver le calme nécessaire aux profondes combinaisons de l’intelligence? comment arrêter sa pensée sur un tel point, quand autour de soi tout remue, et qu’on est soi-même entraîné et balloté chaque jour dans le courant impétueux qui roule toutes choses? » (II, i, 10).
Le problème avec cette tendance démocratique dans le rapport au savoir est colossal : c’est de la possibilité même de la science qu’il en retourne. En effet, Tocqueville conçoit l’articulation interne des sciences selon trois parties. La première est la théorie, celle qui s’occupe des principes premiers et plus abstraits. La seconde s’occupe de vérités générales, théorétiques elles aussi, mais plus directement liées à une éventuelle mise en pratique. La troisième et dernière de ces parties concerne les « procédés d’applications et les moyens d’exécution ». Cette division n’a à ses yeux rien à voir avec une séparation : si ces parties peuvent être cultivées à part (et le sont souvent), « aucune d’elles ne saurait prospérer longtemps quand on la sépare absolument des deux autres » (II, i, 10). Tocqueville explique en effet que c’est uniquement la théorie qui « conduit les hommes jusqu’aux sources abstraites de la vérité pour y puiser des idées mères » (II, i, 10; je souligne). Sans théorie et donc sans idées mères, aucune nouvelle vérité générale, et, à terme, aucune nouvelle application ne pourra voir le jour. À la fin du chapitre, il compare cette inertie intellectuelle à celle qu’avait connue les Chinois lorsqu’ils avaient suivi leurs aïeux en oubliant les raisons qui avaient animé ceux-ci et qui « se servaient encore de la formule sans en rechercher le sens ». Tocqueville compare cet étiolement du savoir à rien de moins qu’aux maux des invasions barbares : « Il ne faut donc point se rassurer en pensant que les barbares sont encore loin de nous; car, s’il y a des peuples qui se laissent arracher des mains la lumière, il y en a d’autres qui l’étouffent eux-mêmes sous leurs pieds » (II.i.10).
Cette effrayante perspective est cependant surmontable. Tocqueville a confiance dans le fait qu’en dépit de sa rareté en régime démocratique, certains esprits humains seront toujours poussés par un « amour ardent et inépuisable de la vérité, qui se nourrit de lui-même et jouit incessamment sans pouvoir jamais se satisfaire ». Sans surprise, Tocqueville croit qu’il faut entretenir cette rare passion afin de conserver une pratique théorique du savoir : « il faut retenir l’esprit humain dans la théorie; il court de lui-même à la pratique, et, au lieu de le ramener sans cesse vers l’examen détaillé des effets secondaires, il est bon de l’en distraire quelquefois pour l’élever jusqu’à la contemplation des causes premières » (II.i.10, je souligne).
La langue, dit Tocqueville au chapitre 16, est « le premier instrument de la pensée » (II, i, 16). Dans une société aristocratique, la langue participe « au repos où se tiennent toutes choses. On fait peu de mots nouveaux, parce qu’il se fait peu de choses nouvelles; et, fît-on des choses nouvelles, on s’efforcerait de les peindre avec les mots connus et dont la tradition a fixé le sens ». Or puisque les démocraties sont des sociétés très agitées et qui « aiment d’ailleurs le mouvement pour lui-même », les mots et leurs sens changent énormément. Cette modification démocratique de la langue suit dans son contenu les occupations et habitudes de la majorité : l’inflexion jouera donc toujours en faveur des affaires, du commerce, et de la vie politique, et contre les spéculations philosophiques, les belles lettres et la théologie. Les citoyens des démocraties ont parfois recours aux étymologies anciennes, mais toujours plus par vanité que par érudition: les lettres grecques et latines n’y sont que très peu étudiées, mais on ne manquera pas de « rehausser une profession très grossière par un nom grec ou latin ». Or, ce qui trouble particulièrement Tocqueville, c’est la façon dont le sens des mots devient si changeant que ceux-ci entrent dans une sorte de « situation ambulatoire » (notons au passage le brillant oxymore !). L’auteur déclare sans ambages que c’est là une « conséquence fâcheuse de la démocratie » puisqu’il « n’y a pas de bonne langue sans termes clairs ». Une des façons les plus singulières dont la langue perd de sa clarté en démocratie est l’emploi passionné de termes génériques et de mots abstraits. Couplés au procédé de personnification, ils permettent à l’esprit de « renfermer en peu d’espace beaucoup d’objets ». Tocqueville donne deux exemples d’un tel usage. Le premier fait sourire : « Ils diront que la force des choses veut que les capacités gouvernent. » Le second rend plus perplexe : Tocqueville prend pour exemple son propre usage du terme « égalité », concept qu’il identifie lui-même comme le principe premier de la démocratie moderne, comme le « fait générateur » de toutes les facettes et faits particuliers qui caractérisent les sociétés démocratiques.
Qu’est-ce que cela peut bien signifier? Est-ce un simple aveu de faiblesse? Tocqueville aurait-il été « contaminé » par l’usage démocratique de la langue (comme Richard Avramenko l’a récemment suggéré)? Il me semble imprudent de conclure ainsi, et plus sage d’explorer le côté opposé de l’alternative : l’emploi du mot « égalité » comme d’une idée générale, dont le référant est parfois changeant et le sens si difficile à définir est délibéré (voir, sur ce point, l’analyse de Laurence Guellec). Pierre Manent a justement fait remarquer que Tocqueville s’abstient de fournir une définition en bonne et due forme, une définition rigoureuse du principe fondamental de sa «science politique nouvelle ». Pourquoi? Je suggère l’hypothèse suivante : en utilisant un concept vaste et irréductible à une définition formelle comme premier principe causal des sociétés démocratiques, Tocqueville cherche à être fidèle à l’articulation causale des choses elles-mêmes en démocratie.
Rappelons que dans le chapitre sur les historiens démocratiques, Tocqueville distingue soigneusement deux types de causalités historiques : les causes particulières (et précisément identifiables), et les « faits très généraux ». Il explique cependant que l’historien doit favoriser le type de causalité qui est plus opérant dans la société qu’il cherche à comprendre : « Ces deux causes se rencontrent toujours; leur rapport seul diffère. Les faits généraux expliquent plus de choses dans les siècles démocratiques que dans les siècles aristocratiques, et les influences particulières moins. » (II, i, 20). Notons donc qu’en employant l’égalité des conditions comme un « fait très général » permettant d’expliquer l’ensemble de la société démocratique, Tocqueville n’est pas un historien paresseux qui veut éviter la difficile tâche de discerner les causes particulières à l’œuvre dans l’histoire. Il n’est pas non plus un historien qui écrase la liberté humaine sous la fatalité historique et qui, pour reprendre les termes de Raymond Aron, entreprend ainsi de « supprimer l’histoire ». Il est plutôt un penseur et fin observateur qui cherche à rester fidèle au déploiement propre au phénomène qu’il décrit, une sorte de phénoménologue politique. De la même manière, Tocqueville n’est pas simplement un aristocrate « victime » des transformations linguistiques des siècles démocratiques : il est un analyste conscient de ses choix logographiques et méthodologiques, et qui sait réfléchir sur ces choix. D’ailleurs, l’emploi de la langue que Tocqueville regrette véritablement est celui qui consiste à se réfugier derrière des mots abstraits « sans les rattacher à aucun fait particulier » – c’est cet usage– là qui voile la pensée autant qu’il ne l’agrandit. Mais on ne pourrait justement faire ce reproche à Tocqueville : De la Démocratie en Amérique regorge au contraire d’observations particulières qui jettent de la lumière sur l’égalité des conditions, qui révèlent le sens de cette égalité plutôt que de le voiler.
Si cette hypothèse est juste et que Tocqueville se fait consciemment –et pour des raisons qu’il juge bonnes – écrivain démocratique, on peut se demander jusqu’où le style démocratique de son œuvre s’étend. Quel en est le statut du point de vue de la pratique des sciences dont nous avons parlé plus haut? Chose certaine, De la Démocratie en Amériquene s’occupe pas ou que très peu des « procédés d’application » et des « moyens d’exécution » de la science politique nouvelle qu’elle articule. Il me semble que Tocqueville cherche à « retenir l’esprit humain dans la théorie » dans la mesure où il tâche d’enseigner à la démocratie moderne ses propres principes. Mais il me semble aussi qu’il cherche à articuler une quantité significative d’idées générales qui sont théoriques et qui conduisent aisément à la pratique (sur la décentralisation administrative, l’esprit légiste, le principe associatif, l’enseignement universitaire des lettres classiques, les pratiques religieuses, etc.). Ce faisant, Tocqueville assure l’unité d’une sorte de « savoir démocratique » qui ne saurait durer s’il perdait de vue ses principes théorétiques, ses « idées mères ». Mais il s’assure également que la portion théorique de ce savoir puisse éventuellement s’appliquer, puisqu’à l’instar de Platon, il conçoit la philosophie politique comme une sorte de médecine apte à guérir les maux politiques : le diagnostic est vain s’il n’offre ultimement la perspective d’un rétablissement.
Photo Credit: Andrew McQuaid, Half Dome after a February snowfall, via Unsplash.