Cet article a été publié pour la première fois sur ce blog le 29 août 2019. Nous le republions dans le cadre de notre série sur les révoltes autour du monde.
Au fil des mois, le mouvement social algérien Hirak et ses revendications se sont transformés. Nous assistons à une accélération de l’histoire en Algérie. Mais, pour que cette accélération ait lieu, il a fallu que, dans la société, émergent les conditions de possibilité même de ces transformations. C’est ce que, dans une recherche antérieure, nous avions désignés comme les signaux faibles des mutations sociales en cours.
Quelques observations préalables
Le mouvement actuel se réclame de la « Silmiya », c’est-à-dire de l’action pacifique, alors que l’histoire algérienne est marquée par une succession de violences qui ont conduit à de profondes ruptures. La mémoire immédiate des Algériens est nourrie de références à la situation coloniale du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle. Elle est également marquée par le souvenir récent du dernier conflit entre Algériens. Comment penser le mouvement actuel, ses causes et ses conséquences ?
Le pouvoir en place, par une amnistie offerte unilatéralement aux anciens combattants des conflits des années 1990 par l’ex-Président Bouteflika à travers la loi dite de Concorde Civile de 1999, n’a pas permis à la population de faire le travail nécessaire au dépassement du dernier conflit meurtrier, comme cela a été possible en Bosnie à la même période. Ainsi, les Algériens n’ont pas eu accès à la parole, à la reconnaissance de leur statut de victimes de certaines formes d’agressions. Ceci renvoie aux modalités même d’accès au pouvoir en Algérie. En effet, depuis la période ottomane, c’est la force militaire qui désigne et investie le gouvernant. La loi de Concorde Civile correspond donc à l’une des nombreuses ruses du système destinées à assurer sa propre survie. La dimension répressive du système révèle donc les règles de fonctionnement de la société.
Les sujets s’affrontent selon une logique sociale dont le sens change à mesure que les conflits demeurent. La société n’est pas immobile, elle n’est pas seulement « contrainte », elle est vivante et, à chaque fois, elle nous surprend. Ainsi, deux mois avant le grand rassemblement du 22 février 2019, un vieux dirigeant de la lutte d’indépendance, confronté à mes inquiétudes, me rassurait ainsi : « Vous verrez, le changement viendra de personnes que nous ne connaissons pas, de forces que nous ne soupçonnons pas d’exister, comme en 1954 lors du déclenchement de la lutte de libération ».
La société algérienne et son organisation sociale sont d’abord le produit de la dépossession brutale de terres, du déplacement massif de populations dans des centres de regroupement, des migrations, de la Révolution agraire, de l’urbanisation fulgurante amorcée au cours des années 1970, de la scolarisation des hommes et des femmes… Ces évènements vécus par les Algériennes et les Algériens ont transformé leurs conditions d’existence. Les communautés se sont effondrées. Mais si les nouvelles familles n’ont pas encore permis l’avènement, en nombre, de sujets autonomes, d’individus, c’est aussi parce que la solidarité familiale est encore une nécessité au regard du taux de chômage, de l’accès difficile au logement, et du poids du Capital social pour affronter un quotidien difficile pour un grand nombre.
La mise sur pied d’une économie de marché a accordé un poids important à de nouvelles catégories comme les marchands et spéculateurs, mais également à ceux qui, voyant le marché fleurir, se sont sentis exclus de la jouissance de la consommation. Les demandes de changement se sont exprimées en même temps que la crise de l’économie rentière, mais la baisse du prix du pétrole ne suffit pas à les expliquer. Les retombées de la manne pétrolière ont conduit des Algériens de plus en plus éduqués, informés, et citadins, à revendiquer des droits à la représentation politique.
C’est ainsi que les Algériens se sont présentés au Hirak : urbanisés, scolarisés, chômeurs, mal logés, mais aussi humiliés dans la représentation d’eux-mêmes. Ce dernier point n’est pas sans importance, car il permet d’éclairer la représentation sociale des marcheurs et des marcheuses : il s’agit de jeunes et de femmes scolarisés mais représentant l’armée des chômeurs, d’employés et de cadres marginalisés au plan politique. Le mode de résolution des arbitrages économiques, au profit des bénéficiaires de la rente pétrolière, comme la mise en suspens de cette société, révèlent l’état des rapports de forces socio-professionnels algériens et permet de définir les acteurs sociaux d’une société en mutation rapide et violente. Au fil des semaines, les participants ont toutefois retrouvé une estime de Soi par la représentation, dans les médias, du pacifisme et de la qualité de l’expression politique de leurs revendications.
Les enjeux du Hirak
Ce mouvement, s’il est né dans un contexte marqué par un processus d’individuation, révèle des regroupements par quartier, par partis politiques, par catégories sociales. Ainsi, peut-on entendre le vendredi « Harrachiya badissya », « Bab el Oued, Casbah, Imazighen » scandés par des habitants d’El Harrach, de la Casbah et de Bab el Oued qui sont des quartiers populaires d’Alger. Les marcheurs issus des quartiers huppés ne se revendiquent pas de leurs quartiers. On observe aussi les bannières du RCD, du FFS, et du PST, partis de centre gauche ou de gauche. Les autres, y compris les islamistes, sont présents mais sont davantage reconnaissables à leurs slogans et tenues vestimentaires qu’à une revendication claire de leur appartenance politique. Il y a également le « carré féministe » qui a fait couler beaucoup d’encre mais qui, exceptées des menaces violentes au début du mouvement, a fini par être accepté.
Ce mouvement, animé par une foule mixte, constitue l’amorce de la création d’un espace public. Jusqu’alors, les espaces étaient des territoires masculins ou féminins, ou du pouvoir politique. Toute entrée dans l’un ou l’autre de ces lieux se réalisait sous le sceau d’une effraction assumée ou non, ou bien d’une soumission. La mixité a ainsi produit de l’espace public. Il est certes peu structuré mais le processus est en cours, rien ne sera comme avant de ce point de vue.
Ces acteurs ne sont pas reçus de la même façon par les forces de sécurité. Les autorités mêlent stratégie de division et de répression en vue de créer des affrontements qui justifieraient une reprise en main brutale de la situation par l’armée. Ainsi, comme à l’ordinaire, pensant être confrontées au type d’émeutes auxquelles elles sont confrontées depuis des décennies, les forces de répression se sont abattues sur les jeunes des quartiers populaires afin d’éteindre l’insurrection, dès les premières semaines. Or, au fil des mois, le mouvement a montré sa complexité sociale et sa singularité. Si des menaces sérieuses pèsent sur ce mouvement, les manifestants ont su jusqu’à présent déjouer les tentatives de manipulations orchestrées par le système.
Les militants dits « berbèristes » ont été les plus réprimés, le motif principal utilisé pour procéder à des arrestations ayant été le port du drapeau amazigh (voir photo ci-dessus). Ils sont accusés par le pouvoir de séparatisme et de vouloir nuire à l’unité nationale. L’emblème amazigh est particulièrement réprimé parce qu’il interroge directement ce qui est au fondement de la légitimité contestée du pouvoir : une Algérie qui serait née de la seule rencontre avec l’autorité coloniale française. En réinscrivant ce pays dans une histoire plus longue, les manifestants arborant ce drapeau permettent une reformulation des sources du pouvoir. Ils permettent également d’interroger l’organisation de l’exercice du pouvoir dans ce qui « fait système » : une domination de l’institution militaire sur toutes les autres institutions. N’agissant que du point de vue répressif, le système n’est pas en mesure de garantir un équilibre des pouvoirs. Ce qui explique son affaiblissement et les affrontements directs qui se substituent à toute capacité d’arbitrage.
Nous l’avons rappelé, les premières victimes de la répression ont été les jeunes des quartiers populaires. Le mouvement ne s’est que tardivement et difficilement mobilisé en leur faveur. Ceci tient au moins à deux raisons : au début du mouvement, des affrontements ont été organisés en fin de manifestation entre ces jeunes et les forces de l’ordre afin de pousser le mouvement à une radicalisation qui ouvrirait la voie à une répression brutale. Les foules ont tenu à marquer une grande distance avec ces phénomènes de fin de marche en agissant sur les itinéraires et les slogans. Nous ne pouvons par ailleurs ignorer le poids de la classe moyenne dans ce mouvement qui s’est difficilement solidarisée avec ces jeunes chômeurs dits « violents, manipulés et manipulables ».
Les islamistes qui participent aux manifestations sont présentés par le pouvoir comme une menace pour le projet social démocratique défendu par la rue. Ils sont décrits comme tapis dans l’ombre, attendant le bon moment pour surgir et s’approprier les acquis du Hirak. Dans la réalité, les participants se livrent, chaque semaine, à des exercices d’interprétation, fondés sur les slogans et les signes vestimentaires, pour analyser la présence des islamistes. Elle reste évaluée par les observateurs à 15% des effectifs du mouvement. Mais, dans les faits, leur nombre varie d’une ville à l’autre. Ce qui est certain, c’est qu’ils existent, qu’ils font partie du paysage politique du pays et que toute refondation devra tenir compte de cette réalité. Pour autant, les membres du Parti PLD refusent de s’assoir avec les islamistes.
Les autres participants, ce sont tous les courants qui nourrissent la revendication de « Djazair Horra, Démocratiya [Algérie Libre et Démocratique] ». Ils appartiennent à la majorité longtemps silencieuse, certains aux minorités religieuses et aux partis d’extrême gauche (et ce sont aussi des femmes….). Ceux-là seraient l’incarnation de la « main de l’étranger ». C’est-à-dire, en particulier, de l’ancienne puissance coloniale dont, pourtant, le pouvoir protège parfaitement bien les intérêts (Total, Lafarge, Renault, Peugeot) à travers des mesures concernant le marché des véhicules automobile, l’exploitation du gaz de schiste….
Divers et complexe, ce mouvement s’oppose dans les faits à la démocratie représentative et découvre la démocratie délibérative. Le gouvernement, le parlement, les différents forums et initiatives sont illégitimes aux yeux des marcheurs qui le scandent dans leurs slogans. C’est pourquoi l’organisation d’élections fondées sur le principe de la démocratie participative se heurte à un refus du mouvement social.
La leçon essentielle de ce Hirak est la suivante : une démocratie dont la réalisation dépend de ceux qui disposent des moyens économiques, de répression et de communication – ceux qu’ils appellent El Issaba, c’est-à-dire le gang – ne peut être définie comme « par le peuple et pour le peuple ».
Vers quoi se dirige, nous dirige le Hirak ?
Seul un mouvement issu apparemment dela jeunesse étudiante, le « mouvement de la Jeunesse Éveillée », a fait une proposition au Hirak, qui interroge l’édifice institutionnel, avec la revendication d’une « démocratie délibérative ». Dans un communiqué en date du 16 aout 2019, ce mouvement « Jeunesse éveillée » s’y réfère comme à une délibération publique de citoyens égaux, développée par John Rawls et Jürgen Habermas. Selon les rédacteurs de ce texte, cette pratique correspondrait à l’article 7 de la constitution algérienne.
Yves Sintomer et Julien Talpin écrivent que
La conception de la délibération « à la Habermas », discussion éclairée tournée vers le bien commun et opposée au simple marchandage, modification des préférences des locuteurs au cours des échanges, postulat de rationalité de ceux-ci, objectif consensuel reste une référence centrale, qu’elle soit revendiquée, nuancée ou critiquée. [1]
Nous retiendrons de l’approche de ces auteurs la critique suivante, selon laquelle les promoteurs de cette forme d’exercice politique « se contentent d’énoncer la nécessité d’étendre le paradigme délibératif à la société toute entière sans proposer une synthèse théorique qui prendrait en compte les rapports de pouvoir et les effets structurels de domination. » On peut aussi avancer que, hormis deux slogans : « Djamhouriya machi mamlaka [République et non monarchie] », et « Madaniya machi ´askariya [civile et non militaire] », la question des formes de domination est peu présente dans le Hirak.
Cette réflexion s’inscrit dans des contextes plus larges que la seule Algérie. Elle montre que dans ce pays, comme ailleurs, si l’aspiration démocratique existe, elle se heurte à une histoire des systèmes dits démocratiques qui n’ont en rien réglé la question posée par le dilemme intérêts particuliers vs. intérêt général. Dans le contexte algérien, nous retiendrons deux questions explorées par Sintomer et Talpin dans leur article : la relation entre la délibération argumentative des mini-publics et la délibération de type rhétorique du grand public (Simone Chambers), la place des intérêts particuliers dans la délibération (Jane Mansbridge et al.).
Ces auteurs considèrent que
Les travaux sur la démocratie délibérative oscillent souvent entre deux alternatives. Les uns se focalisent sur des mini-publics constitués au travers de procédures visant à limiter le poids des inégalités sociales et culturelles qui pèsent sur la communication démocratique, et oublient d’étudier comment ces niches pourraient avoir de réelles incidences sur le monde social.
Et nous observons que la question de la domination n’est prise en compte, dans ce mouvement, que du point de vue de la distinction entre pouvoir militaire et pouvoir civil. Il faut aussi noter que la dénonciation de rentiers, corrompus et prédateurs, constitue une modalité de dénonciation de ceux qui ont accès à la rente pétrolière, par la proximité ou l’appartenance au pouvoir politique, et des travailleurs salariés. Nous pouvons observer que le mouvement s’est structuré en particuliers autour d’organisations socio-professionnelles : les médecins, les avocats, les universitaires, les artistes. Mais sont alors exclus l’ensemble de ceux qui sont précisément exclus du travail, les chômeurs en majorité jeunes et de sexe féminin. Des regroupements sont censés représenter ces forces : des mouvements de jeunes dirigés par des universitaires et des associations de femmes, formée par des éléments de la petite bourgeoisie urbaine. Selon la formule retenue par les auteurs cités : « ces dispositifs … sont avant tout des instruments permettant à des mini-publics de discuter de façon raisonnée ». Aussi, devons-nous affiner notre approche : Sont donc exclus, du point de vue organisationnel susceptible de permettre une représentation lors de négociations, les jeunes chômeurs sans qualification mais scolarisés et les femmes sans revenus.
Et pourtant ils appartiennent au Hirak. Les femmes, dites « au foyer », y participent de différentes façons : elles fournissent de l’eau aux marcheurs, envoient de la nourriture ou marchent aussi. Les jeunes sont là aussi, avec leurs chants, se revendiquant de leurs quartiers, seule modalité d’identification. Et, à Alger, ils sont d’El Harrach, de la Casbah, de Bab el Oued. Ils sont les derniers à quitter la rue. Et pourtant, toutes les propositions de sortie de crise ne font que formellement références aux conditions et aux effets structurels de la domination, hormis la question de la soumission du civil au militaire qui est une question posée en Algérie depuis 1956. C’est ainsi que, peu à peu, le débat s’organise autour de l’impératif de parvenir à un consensus entre éléments d’une structure sociale établie. La forme de ce débat masque la revendication fondamentale du mouvement : le changement radical du système et donc de ses formes de réalisation.
Dans ce flot d’interrogations, nous comprenons bien qu’un groupe surprend et échappe jusqu’à présent à toutes les ruses du système : les étudiants. Leur maturité est surprenante, filles et garçons décryptent, chaque mardi dans leurs slogans, les enjeux de l’heure. La population est consciente de leur clairvoyance et observe attentivement leurs positions. Même les professeurs d’Université sont surpris par cette nouvelle génération qui, n’ayant pas d’ambition immédiate, a bien compris que, pour reprendre les mots d’Annie Lebrun, « rien ne peut s’inventer dans les enclos du pouvoir ».
[1] Yves Sintomer et Julien Talpin, « La démocratie délibérative face au défi du pouvoir », Raisons Politiques 2011/2( n°42), 5-13.
Photo Credit: Becker1999, via Flickr, CC BY 2.0.