Du plomb dans l’aile
Adopté par l’Assemblée nationale le 10 mai dernier, le projet de loi pour la conservation et la restauration de la cathédrale Notre-Dame de Paris et instituant une souscription nationale à cet effet empiète, par défaut, sur le champ de la santé publique. On se propose d’analyser brièvement l’absence, dans le débat public, de discussion sur les conséquences sanitaires de l’incendie du 15 avril, et les raisons politiques d’une telle absence. On sait d’ores et déjà – comment l’ignorer, tant la presse semble obnubilée par le sujet ? – que ce texte prévoit des dérogations aux règles d’urbanisme pour respecter le calendrier fixé par l’exécutif, la fin des travaux de restauration de la cathédrale devant coïncider avec le lancement officiel des jeux olympiques de 2024. Ces dérogations, contestées par les défenseurs du patrimoine, autorisent le gouvernement à contourner par voie d’ordonnances nombre de règles en vigueur en matière d’urbanisme, de protection de l’environnement, pour mener à bien ce chantier titanesque. Malgré l’ampleur des dégâts occasionnés par l’incendie et celle des risques sanitaires qui leur sont associés, les débats parlementaires, avis rendu en Commission des finances, discours gouvernementaux et médias traditionnels ont pour l’instant largement ignoré le sujet, à l’exception d’une tribune publiée dans Le Monde le 10 mai dernier.
Selon des responsables associatifs interrogés par ce quotidien, plus de 350 tonnes de plomb auraient fondu lors de l’incendie et se seraient disséminées sous forme de poussières toxiques dans Paris. La pollution au plomb pourrait avoir des conséquences majeures sur la santé des riverains, celle des professionnels mobilisés lors de l’incendie (pompiers, policiers, journalistes) et des habitants de l’ouest parisien, également exposés aux fumées toxiques, dans les heures qui ont suivi l’événement. L’Agence régionale de santé (ARS) d’Ile-de-France confirmait le 9 mai la présence de taux anormalement élevés de particules de plomb aux abords de la cathédrale. Les retombées ne se sont pas limitées aux îles Saint-Louis et de la Cité, mais ont également impacté les très fréquentés Jardin des Tuileries, rue de Rivoli, 6e et 7e arrondissements. Les enfants, femmes enceintes et autres personnes vulnérables sont les plus exposés au risque de saturnisme, rappelle l’ARS. Les auteurs de cette tribune en appellent donc à l’organisation d’une campagne de dépistage du saturnisme et à la mise en place d’un protocole spécifique pour les travailleurs mobilisés pendant et après l’incendie sur le site de la cathédrale (y compris lors des futurs travaux de rénovation).
Le texte de loi voté à l’Assemblée ignore largement ce problème. Ni l’avis rendu par la rapporteuse du texte, ni les débats parlementaires ne soulèvent la question des risques sanitaires liés à la fonte de la toiture, comme s’ils n’existaient pas – un peu à l’image du nuage toxique de Tchernobyl, dont le gouvernement de l’époque disait qu’il ne franchirait pas les Vosges (avec les conséquences que l’on sait…). Trente-trois années se sont écoulées depuis la catastrophe de Tchernobyl, la Seine n’est pas le Rhin et tout porte à croire que quelques milliers de Parisiens foulent aux pieds et inhalent des particules de plomb. Si le texte est voté en l’état par le Sénat, les travaux de rénovation de la cathédrale débuteront avant les travaux de décontamination, (si ces derniers ont lieu, ce qui est encore incertain). Il semble pourtant nécessaire d’effectuer des prélèvements sur les lieux de l’incendie et ses environs immédiats, et, le cas échéant, d’en bloquer l’accès aux non riverains jusqu’à élimination du risque sanitaire, à l’image des mesures prises par les autorités américaines au lendemain de l’effondrement des tours du World Trade Center. Il faudrait également instaurer un dispositif de suivi des individus qui se trouvaient aux abords de la cathédrale le soir de l’incendie. Pour l’heure, rien de tel n’est prévu par le gouvernement.
Comment expliquer que la question du saturnisme (et autres problèmes de santé générés par l’incendie) soit absente des débats parlementaires, politiques et médiatiques autour de Notre-Dame, pourtant si vifs et animés ? Assiste-t-on donc à la genèse d’un nouveau scandale sanitaire ?
Un petit détour par l’histoire (récente) de la santé publique en France permet d’éclairer cet épisode et de savoir si les conditions d’émergence d’un nouveau scandale sanitaire sont réunies. Plusieurs éléments de cet épisode sont évocateurs d’événements, qui, par le passé, ont favorisé le développement de scandales sanitaires (sang contaminé, amiante, prothèses mammaires, canicule de 2003, etc.). D’autres éléments, au contraire, suggèrent que les conditions d’apparition d’un scandale ne sont pas réunies – sans exclure la possibilité qu’elles le soient dans un avenir proche. Penchons-nous d’abord sur la réaction des associations de patients. On peut d’ores et déjà souligner la réactivité des acteurs associatifs, dont les voix se sont fait entendre assez rapidement et ont été relayées, on l’a dit, dans l’un des plus grands quotidiens nationaux – sans doute, parce que ces voix s’inscrivent dans un contexte de remise en cause (politique, patrimoniale, architecturale, économique) de l’action gouvernementale liée à l’incendie. La question, aujourd’hui, est de savoir si ces voix ont été entendues par le gouvernement. L’avenir proche nous le dira.
On observe également – et l’article du Monde l’illustre parfaitement – la minimisation du risque sanitaire lié aux particules de plomb. Cette tendance à la minimisation du risque est fréquente en santé publique. Les exemples en la matière abondent, à l’image du scandale des prothèses mammaires PIP, dont les risques de rupture étaient connus depuis le début des années 2000. Des membres de la Food and Drug Administration (FDA) s’étaient rendus dès 2000 sur le site de confection des prothèses et en avaient interdit la commercialisation aux Etats-Unis après avoir constaté que le fabricant utilisait du gel silicone industriel non conforme. Les prothèses n’ont été retirées du marché en France qu’en 2010, après avoir été implantées chez plus de 400 000 (!) patientes dans le monde et ce, malgré les nombreux témoignages de femmes dont les prothèses s’étaient déchirées ou avaient entraîné des cancers. De manière analogue, le risque lié à l’amiante était connu en Angleterre et aux Etats-Unis depuis la fin du XIXe siècle. Il aura fallu de nombreuses décennies au gouvernement français pour prendre la mesure du problème.
On constate, par ailleurs, que le gouvernement ne tire pas les leçons de l’histoire récente. Les Etats-Unis, on l’a dit, ont très vite circonscrit le périmètre affecté par la chute des tours jumelles et en ont interdit l’accès aux riverains et touristes. Les conséquences économiques d’une telle mesure pourraient être particulièrement lourdes, Notre-Dame et les îles de la Cité et Saint-Louis figurant au nombre des sites touristiques les plus attractifs de France. Tout porte à croire que le gouvernement n’en entravera pas l’accès. En revanche, la France gagnerait à s’inspirer des modèles de gestion du risque sanitaire mis en place Outre-Atlantique, qui parfois s’avèrent efficace (même si, dans le cas du WTC, les mesures n’ont pas suffi à prévenir l’apparition de nombreux cancers et maladies respiratoires).
Autre exemple particulièrement frappant, celui du sang contaminé, qui a été à l’origine d’une réforme de grande ampleur des institutions de santé publique au début des années 1990. Malgré leur dangerosité, des lots de sang contaminés par le virus du VIH n’ont pas été détruits à la fin des années 1980s, en raison des pertes financières que représentait cette destruction. Les patients (hémophiles, patients chirurgicaux, etc.) ont été transfusés pendant plusieurs années avec du sang contaminé, avec la complicité de certains responsables administratifs. Ainsi, le coût financier de mesures de santé publique a souvent retardé la mise en place de dispositifs de sécurité sanitaire.
On notera, enfin, que les personnes susceptibles de développer des maladies liés au plomb sont en premier lieu des enfants, femmes enceintes, personnes âgées et vulnérables, qui, du fait de leur âge ou condition, ne sont pas toujours en mesure de faire entendre leurs besoins ou revendications auprès des autorités. Cette configuration rappelle celle des victimes de la canicule de 2003 – laquelle avait fait plus de 70 000 victimes en Europe, dont 20 000 en France – qui étaient principalement des femmes et des personnes âgées. Le gouvernement de l’époque n’avait pas pris la mesure du problème. On lui reprochera, plus tard, d’avoir sous-évalué l’ampleur de la canicule et d’y avoir réagi trop lentement. L’inertie des autorités sanitaires est une constante des scandales sanitaires.
La France a pourtant fait de nombreux progrès en matière de sécurité sanitaire au cours des 25 dernières années. Plus de dix agences administratives ont été établies en son nom (INVS, ANSM, ANSES, IRSN, etc.). Pas moins de six lois de sécurité sanitaire votées entre 1993 et 2011 visaient explicitement à renforcer l’arsenal sanitaire français. De là à dire qu’une culture de sécurité sanitaire irrigue désormais l’action publique français, le constat semble prématuré. Il est néanmoins plus réaliste qu’il y a trente ans, et cette culture de santé publique devrait sinon guider, du moins inspirer l’action du gouvernement.
Pourquoi, dès lors, ignorer la dimension sanitaire d’un événement tel que l’incendie de Notre-Dame ? Sans prétendre épuiser le sujet, on peut formuler un certain nombre d’hypothèses pour expliquer le désintérêt des autorités face aux enjeux sanitaires de l’incendie. Le porteur du projet de loi est le ministre de la Culture, responsable des monuments de France. Cloisonnement des politiques de santé oblige, Mme Buzyn n’a (vraisemblablement) pas été associée à l’élaboration du projet de loi, ni même consultée. Rédigé en quelques jours, voté en conseil des ministres le 24 avril, discuté à l’Assemblée dans le cadre d’une procédure accélérée, le texte est résolument technique et limité à quelques sujets organisationnels – “ouverture d’une souscription nationale pour la restauration de la cathédrale”, organisation de la collecte de fonds, encadrement fiscal des dons, etc. L’économie générale du texte se prête peu aux discussions d’ordre sociale ou sanitaire, bien loin de l’approche Health in all policies plébiscitée par la Commission européenne. Les sujets transversaux (dont la santé est un archétype) n’y ont manifestement pas leur place.
Par ailleurs, la santé publique relève souvent, pour reprendre un concept forgé par des chercheurs américains, des zero-credit politics, ces réformes dont les gains politiques ne sont pas directement perceptibles (une mesure de lutte contre la pollution de l’air ne se traduit pas par des résultats environnementaux immédiats), des mesures dont les bénéficiaires ne sont pas toujours des électeurs affluents (comme les enfants), etc. On l’aura compris, le poids politique de la santé est assez faible face à celui du patrimoine (les travaux de reconstruction rapides de Notre-Dame seront immédiatement perceptibles et donc politiquement instrumentalisables en vue des prochaines élections).
La santé des Parisiens, dont je suis, (bien que vivant désormais à plusieurs milliers de kilomètres de Paris), devrait-elle préoccuper nos dirigeants politiques ? La réponse est oui. Il ne s’agit pas, bien entendu, de faire du projet de loi actuellement en discussion au Parlement une loi de santé publique. Mais l’octroi de dérogations (massives) au gouvernement justifie pleinement l’organisation de débats sur les conséquences sanitaires de telles dérogations. Le texte de loi, soumis à l’examen du Sénat, devrait être à nouveau débattu le 27 mai. Espérons que les sénateurs se soucient davantage des questions de santé publique et qu’ils préconisent d’engager des travaux de décontamination du site avant d’en amorcer la reconstruction. Et puisque telle est la priorité du gouvernement, si ce n’est pas pour la santé des Parisiens, pensons à celles des athlètes qui afflueront dans la capitale à l’occasion des JO de 2024 et dont l’air saturé de particules fines et de plomb n’améliorera certainement pas les performances sportives…
Photo Credit: Laure Petrucci, Fire at Notre-Dame de Paris, via Wikimedia Commons, CC BY-SA 4.0.