Les Cent jours : Est-il possible d’évaluer la présidence de Biden ?
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Aux États-Unis, d’intenses débats sur le budget sont en cours et seront en partie déterminants pour l’image projetée par la présidence Biden. Une comparaison récurrente est établie entre le président actuel et Franklin D. Roosevelt, en particulier quant à leur capacité à démarrer leur présidence sur les chapeaux de roue (hitting the ground running). Elle n’est pas unique à Biden. Depuis Roosevelt tous les présidents américains sont scrutés sur leurs progrès lors des « cent premiers jours ». Or, si chacun reconnaît la dimension historique de la pandémie actuelle, pourquoi les médias américains parlent-ils et se concentrent-ils sur une période de la présidence Biden aussi courte que cent jours ?
Contextualisation historique
Ce marqueur temporel est à l’origine une référence aux Cent-Jours de Napoléon Bonaparte. C’est en 1815 que l’Empereur en exil quitta l’île d’Elbe, rassembla l’armée française et reconquit le pouvoir avant sa chute définitive suivant la bataille de Waterloo. Cette période d’approximativement cent jours sera, de façon surprenante, accolée positivement à l’image de l’Empereur, au lieu d’être liée à son éventuelle défaite. Une période brève mais intense, caractérisée par des transformations plutôt que des évolutions, et des réussites plutôt que des échecs.
En 1929, près de 114 ans plus tard, la Grande Dépression débuta aux Etats-Unis et devint une des plus grandes catastrophes économiques de l’Histoire. La pauvreté frappa le pays, les emplois disparurent, et les banques firent faillite. Aucune solution n’apparaissait en vue face à cette situation inédite.
Le président à l’époque, Herbert Hoover, fut le premier à subir le krach. Dans une première tentative de sortie de crise, il prit des mesures telles que demander aux entreprises de limiter les licenciements sur la base du volontariat. Dans ce contexte où la crise économique faisait loi, les salariés perdirent leur emploi en masse et les investissements chutèrent, renforçant l’effet boule de neige. Parmi les nombreuses mesures initiées, Hoover tenta en 1931 d’inciter les banques solvables à aider les banques plus fragiles : un nouvel échec, les grandes banques étant réticentes à financer des établissements financiers en faillite. En 1932, le taux de chômage frisait les 24 % et Hoover est accusé de n’avoir pas suffisamment agi contre la crise – voire pas agi du tout.
Le 8 novembre 1932, Roosevelt est élu lors de l’élection présidentielle américaine contre Hoover en remportant 42 États sur 48 : une victoire éclatante. Les inaugurations, à cette époque, ont lieu le 4 mars, et non pas le 20 janvier comme aujourd’hui. Le capital politique du nouveau président était immense et les circonstances étaient favorables aux transformations : des attentes considérables, une opposition républicaine faible et engourdie par une défaite aux présidentielles, ainsi qu’une situation économique désastreuse, difficile à aggraver.
Redresser le pays nécessitait un changement de leadership et de philosophie. Les quatre mois entre l’élection et l’inauguration laissèrent un temps suffisant à Roosevelt pour se préparer. Une action considérable et énergique du gouvernement fédéral était selon lui nécessaire pour sortir le pays de la crise. Ce qui suivit fut effectivement vigoureux.
Dès ses premiers jours au pouvoir, Roosevelt ferma temporairement les banques en attendant de pouvoir gérer leur situation. Trois jours après, le Emergency Banking Act permit de restaurer la confiance en créant une garantie fédérale des dépôts. Puis, Roosevelt prit la parole lors du premier d’une longue série de Fireside Chats (des discussions au coin du feu). Durant ces courtes interventions à la radio, il expliqua clairement et simplement ce qui a été fait, pourquoi cela a été fait, et quelles actions seraient entreprises pour gérer la sortie de crise. C’est durant sa troisième intervention, le 24 juillet 1933, que Roosevelt parla des réussites des « cent premiers jours ». Si son centième jour fut en réalité le 11 juin 1933, ce cadrage rétrospectif des événements est demeuré un torrent d’ordres exécutifs, 76 lois votées dans ses cent premiers jours, dont 15 lois majeures qui firent partie du New Deal, les débuts de Roosevelt furent véritablement prometteurs.
Avec le temps, l’expression des « cent jours » s’est répandue et l’on peut la retrouver dans plusieurs dizaines de pays, ou même dans les communications de dirigeants d’institutions internationales.
Si l’expression est restée, ce n’est pas uniquement par comparaison avec Roosevelt, puisqu’elle est rarement avantageuse aux présidents récents. Si la notion des cent jours tient malgré son apparence simplificatrice, c’est parce qu’elle remplit une quantité étonnante de fonctions. Au-delà du baromètre très général de la « capacité à gouverner », c’est une multitude de fonctions qui sont prises en compte. Trois catégories peuvent être identifiées : la fonction du gouvernement; susciter l’intérêt médiatique; inspirer la confiance des citoyens.
Les cent jours jouent plusieurs fonctions au sein du gouvernement. Cette notion permet au président et à son équipe de mettre la pression de façon interne. Ils se servent de cette période pour motiver leurs troupes à mettre toute leur énergie au travail. Fredrik Logevall, professeur à l’université Harvard, écrit dans un article du Washington Post que ces cent jours étaient un piège dans lequel marchaient consciemment beaucoup de présidents qui ont suivi Roosevelt, mettant la pression à leur administration pour se transformer en fourmilière d’activités afin de remplir une étape de court terme. Cette pression vient de l’idée de fenêtre d’opportunité politique : c’est la croyance dans le fait que ce qui n’est pas achevé ou initié dans cette période ne le sera jamais. Cette période constituerait une fenêtre d’opportunité politique exceptionnelle, et ce serait le moment de faire des « grandes réformes ». Des réformes douloureuses ne seraient pas autrement accomplies dans le consensus, et cette période d’état de grâce – de lune de miel entre la nouvelle administration et le pays – serait une fenêtre d’action unique.
Cette période permet également de faciliter la gestion des premières critiques formulées par l’opposition. Les cent jours font figure de période raisonnable d’installation au pouvoir. Les porte-parole du gouvernement peuvent ainsi demander aux oppositions et aux citoyens de laisser le nouveau dirigeant faire ses preuves, en attribuant une partie des erreurs à la mise en place de ce gouvernement.
Enfin, cette période permet également une organisation interne et permet de prioriser l’action de la nouvelle administration. Que ce soit chez François Hollande ou Emmanuel Macron en France, ou Barack Obama et Donald Trump aux États-Unis, les équipes de campagne ont des documents stipulant clairement ce qui doit être fait dans ces cent jours. Bien que cette période soit artificiellement définie, elle permet ainsi d’organiser et différencier toutes les priorités, du très court terme au long terme – c’est-à-dire de la passation de pouvoir, au premier mois, aux cent jours, à la première année, aux élections de mi-mandat, et finalement aux mandat dans son entièreté.
Concernant l’intérêt médiatique, la presse fonctionne par cycles. Elle a des « marronniers », c’est-à-dire des sujets récurrents autour desquels la production journalistique s’organise. Ceci est construit autour de trois éléments : un bilan, un symbole, et une spéculation. Le bilan, tout d’abord, car les cent premiers jours sont une occasion artificielle d’établir une première évaluation, plus souvent à l’initiative du monde médiatique que politique. C’est aussi un symbole, celui permettant de matérialiser une première étape dans le mandat. Aucun autre événement n’a cette force. L’élection symbolise la victoire, et la cérémonie d’investiture symbolise la passation de pouvoirs. Les cent premiers jours signifient la fin d’une étape : celle de l’installation au pouvoir d’une nouvelle administration. Enfin, c’est un outil de spéculation. Les médias, en particulier les chaînes d’informations en continu, ont besoin de construire des nouvelles, ce qui suppose de souligner des étapes et des priorités claires. Les cent jours jouent un rôle précieux à cet égard. Ils permettent d’identifier des promesses faites par le président, un calendrier permettant de dire si le président tiendra ses promesses ou non, tout en ayant un outil de comparaison clair : celui des présidences passées.
En dernier lieu, cette période permet aux électeurs de se projeter. Cette période n’est ni trop courte, ni trop longue. Elle permet de décrire aux électeurs un processus complexe, en faisant le lien entre le projet global décrit dans la campagne et sa traduction quotidienne via des mesures simples. Cette fonction est très importante et on en retrouve des expressions dans de nombreux pays, comme l’indique au Royaume-Uni le film « UKIP: The First 100 Days », qui sert à donner une image négative de ce que deviendrait le parti UKIP une fois au pouvoir.
Du point de vue des priorités politiques, les cent jours permettent aussi clairement de mettre en avant certaines priorités, avec un sens de l’urgence. Les mesures phares de la campagne sont celles mises en avant. Trump disait « dans mes cent premiers jours, je suspendrai l’immigration provenant des zones où le terrorisme est présent » — mesure qui a été surnommée le Muslim Ban. Biden disait vouloir atteindre les cent millions de doses de vaccins injectées, durant ses cent premiers jours. C’est donc la réponse la plus claire que l’on peut apporter à la question de « que feriez-vous si vous preniez le pouvoir, et qu’est-ce qui changerait si c’était vous plutôt que votre adversaire ? ».
Les cent jours permettent aussi, durant la campagne et au début d’une présidence, de produire de la confiance à travers un calendrier défini et une méthode. En échelonnant certaines décisions clairement, en expliquant comment celles-ci vont être mises en place, on renforce sa crédibilité à mettre en œuvre des décisions. C’est la raison pour laquelle les équipes de campagne fournissent généralement un calendrier des premiers mois, où l’on retrouve généralement ce qui sera fait dans les cent premiers jours. C’était le cas pour François Hollande en France, et pour les présidents américains de manière générale, y compris dans le cas de « Donald Trump’s Contract with the American Voter » qui annonçait son action des cent jours. Au-delà du calendrier, on retrouve la méthode, dans un questionnement lancé parfois par les équipes de campagne, ou d’autres fois par les médias. L’idée est de souligner un processus et des moyens employés qui rendraient plus crédible une action rapide et efficace. Comment géreraient-ils concrètement l’opposition politique au Congrès ? Comment financeraient-ils réellement telle ou telle mesure de leur programme ? Comment comptent-ils s’y prendre pour lutter contre le réchauffement climatique, et en citant quels chiffres concrets ? Le dessein des premiers temps permet ainsi de rassurer sur la possibilité de mener l’action dans la fenêtre nette des cents jours, synonyme à l’idée de « début de la présidence ».
Quoiqu’il en soit, ce thème perdure et le leadership audacieux de Roosevelt a été récompensé d’une réputation historique unique. En se popularisant, cette expression est devenue un étalon pour mesurer l’efficacité des premiers pas de successeurs de Roosevelt.
Initialement fort optimiste, cette mesure a viré au piège. On dit que les grandes figures de l’Histoire sont forgées par les événements, et la Grande Dépression fut certainement l’un de ces événements. Les politiques de Roosevelt sont donc difficilement reproductibles sans les événements qui les ont permis. Il est également mis dans le même lot les réussites et les échecs, à l’image du National Industrial Recovery Act, jugé inconstitutionnel par la Cour Suprême en 1935. D’autres mesures participant à l’image positive du Président, comme le salaire minimum fédéral, ont été décidées longtemps après les premiers mois. Cette mesure est à la fois impossible à reproduire et cache derrière le chiffre symbolique de 76 lois ratifiées certaines lois efficaces et d’autres qui le sont beaucoup moins.
Les cent jours de Roosevelt furent uniques pour plusieurs raisons liées à la crise économique. L’opposition au Congrès était quasiment absente : les députés approuvèrent souvent des textes de loi sans les lire. Le sentiment de perte de contrôle de la situation était exceptionnel. La crise, coïncidant avec l’usage innovant de la radio pour parler à toute une nation, a contribué à l’élan réformateur de la période. De surcroît, l’inaction relative du prédécesseur Hoover créait une impatience. Cette inaction jouait un rôle de catalyseur, comme un élastique qu’on tire à son point d’éclatement avant de le relâcher – c’est-à-dire avant de laisser le pouvoir à Roosevelt.
Une recontextualisation de cette période et de la perspective de ceux concernés est en ce sens instructive. Bien que les cent jours soient considérés comme une période de grands bienfaits, Roosevelt prenait soin de faire une présentation modeste de ses mesures. Lors de son premier Fireside Chat, le 12 Mars 1933, il déclara au sujet des banques : « J’espère que vous constaterez, à partir de ce bref récapitulatif de l’action de votre gouvernement, qu’il n’y a rien de complexe, ou radical dans le processus en cours. »
Décidément, des circonstances historiques uniques ont mené à des performances présidentielles uniques. En dépit de cela, tous les présidents ont joué le jeu de la comparaison, bon gré mal gré. L’exemple cité est généralement celui de Kennedy parlant de transformations qui ne prendraient pas cent jours, ni même mille jours, exemple auquel on pourrait ajouter bien d’autres, à l’instar du hundred days group formé par Nixon.
L’utilité des cent premiers jours aujourd’hui
Si les cent premiers jours sont une mesure insuffisante, qui crée une comparaison artificielle à un président hors-normes, pourquoi donc juger Biden sur ses cent premiers jours ?
En réalité, cette mesure est un bon outil employé à la mauvaise tâche. On parle beaucoup de ce que sont les cent premiers jours, mais peu de ce qu’ils ne sont pas. Pour brandir une métaphore : si l’on regarde les feuilles d’un arbre bouger, on peut en déduire qu’il y a du vent. Mais on ne peut pas en déduire la vitesse du vent, ni sa provenance, ni sa température, ni la durée de la brise en question. D’une même manière, voir dans les cent jours la force de caractère du président, l’efficacité de son leadership, sa capacité à réformer le pays durant son mandat, reviendrait à la même extrapolation.
Du moment des mesures de Roosevelt, peu de personnes pensaient que ses cent jours allaient encore être abordés aujourd’hui. Il n’y a aucun moyen de connaître la dimension historique et la perception d’une période au moment où on la vit. Qui aurait cru que les dépenses considérables faites par Obama en 2009 paraîtraient faibles, douze ans plus tard, par rapport au budget contre les effets du Covid-19, initié par son ancien vice-président ? Si Biden pourrait être considéré comme un « nouveau Roosevelt », c’est dans plusieurs décennies que nous le saurons. L’absence de réforme « bi-partisane » est un premier signe contre-indicateur : l’opposition au Congrès disait oui à tout pour Roosevelt, mais l’opposition de Biden lui dit non à tout.
L’attention doit être portée sur deux choses : les nominations des membres du cabinet, afin d’avoir une force de travail effective au service d’un programme ; mais surtout, l’énergie doit être dirigée vers des politiques publiques permettant de poser les bases d’une réalisation de long-terme.
Les premières décisions sur le budget étant annoncées dans le mois suivant l’inauguration, c’est généralement la capacité à soulever les fonds nécessaires aux politiques publiques qui indiquent une capacité à créer l’environnement favorable à l’exploitation de cette fenêtre d’opportunité politique. Roosevelt, Reagan et Obama illustrèrent comment des décisions budgétaires exigeantes ont permis de poser les bases d’un succès futur. Ces présidences ont toutes eu des débuts mouvementés, mais le passage de réformes économiques majeures a clairement donné le ton idéologique et politique de la nouvelle administration, et permis les conditions politiques et financières de la réalisation des politiques ultérieures.
Une fois de plus, les conclusions à tirer des cent jours doivent être modestes. Poser les bases de politiques futures revient à planter de bonnes graines qu’on espère voir pousser. Mais même là, la qualité du sol, le climat et divers aléas vont déterminer la récolte à venir. En somme, il est impossible de récolter les bons fruits sans planter les bonnes graines. Mais planter les bonnes graines ne garantit pas une bonne récolte. On pourrait également prolonger la métaphore en disant que certains présidents ont eu une mauvaise première récolte, mais ont su se rattraper par la suite en apprenant de leurs erreurs.
Ces premières décisions sont donc un indicateur de l’efficacité du nouveau président et du nouveau mandat à venir. Attention toutefois à ne pas confondre un indice et une boule de cristal.
Photo credit: U.S. National Archives (Public Domain)