« Comment le mouvement des gilets jaunes a impacté ma vie ? Il a simplement tout changé », répond un jeune homme vêtu d’un gilet jaune. Avant même de répondre, une larme coule sur le visage d’une autre femme : « C’était la première fois que je faisais quelque chose d’illégal », en se référant avec fierté et émotion au blocage de la route auquel elle avait participé. La mobilisation a commencé le 17 novembre 2018 par la contestation d’une hausse d’impôts et pour le pouvoir d’achat, et elle est ensuite devenue un soulèvement national fédérant une série d’insatisfactions économiques et démocratiques. Afin de comprendre les ressorts de cette mobilisation, j’ai réalisé plusieurs interviews en province avec des citoyens et citoyennes, qui pour plusieurs raisons ont décidé de rejoindre les manifestations. Si l’heure est venue de faire le bilan de cette première année de mobilisation, l’impact qu’elle aura eu sur la vie des participants peut probablement nous en dire beaucoup sur la portée de ce mouvement.
J’ai parlé aux militants de la droite dure et aux partisans de la gauche radicale. Mais les plus intéressants selon moi étaient lesdits « abstentionnistes » ou ceux qui, même ayant voté, avaient un faible niveau d’engagement politique au préalable. Ceux qui disaient se méfier, ou considéraient le mouvement des gilets jaunes « non-politique ». Néanmoins, ces personnes se sont politisées, comme la majorité d’entre eux l’avoue. Une telle politisation peut être démocratique, mais il y a aussi des politisations de type « intolérant ». Que penser des gilets jaunes ? S’agit-il d’un mouvement qui revitalise la démocratie, mise en péril par le prétendu consensus autour des politiques d’austérité, ou d’un groupe violent, complotiste et autoritaire, qui rejette la politique et met les institutions démocratiques en danger ?
« C’est du populisme ! », d’après certains universitaires et prétendus savants médiatiques. C’est probablement le cas – si nous considérons le populisme comme la simple opposition de ceux d’« en bas » contre ceux d’« en haut », le peuple contre les élites. Cependant, dans l’usage courant, ce terme perd sa force à cause du caractère péjoratif qui s’y ajoute. En soi, le concept de « populisme » ne dit pas grand-chose sur le caractère démocratique des manifestations – le consensus académique désormais pointant au fait que le populisme peut en réalité être un correcteur, aussi bien qu’une menace, pour la démocratie. Parfois les deux au même temps.
Si nous pouvons dire que les gilets jaunes forment un mouvement populiste ou pré-populiste, c’est surtout parce que la pluralité de voix et de profils du mouvement, les transformations qu’il a connues et les ambiguïtés qui en découlent n’offrent pas de réponses simples, ni de jugements définitifs.
Ambiguïtés en mouvement
La politisation d’un contingent important de gilets jaunes a eu lieu dans la cacophonie d’un mouvement pétri de tensions. Si nous pouvons parler d’une identité populiste « gilet jaune » construite au sein du mouvement, opposant le peuple contre les élites, c’est une identité marquée par des conflits, des paradoxes, voire d’apparentes incohérences. Ce sont des ambiguïtés en mouvement.
Les premiers sondages sur les manifestants sur les ronds–points et en ligne indiquaient que le mouvement rassemblait des citoyens ayant des historiques politiques différents. D’après Maxime Gaborit, du collectif Quantité critique, qui a réalisé une enquête sur les ronds–points, trois groupes semblaient se dessiner, avec une répartition plus ou moins égale: un tiers d’ « abstentionnistes » partageaient alors les rondpoints avec un tiers se réclamant d’une gauche radicale et un tiers d’une droite dure. Les enquêtes en ligne faites par des chercheurs de Sciences Po Grenoble en dressent un portrait légèrement différent. Ces enquêtes donnent plus d’importance à ceux que j’appelle les « nouveaux politisés », indiquant que soixante pour-cent ne se reconnaissaient pas dans l’axe gauche-droite, et que pour plus de la moitié il s’agissait de leur première mobilisation politique. Évidemment, la démographie d’un tel mouvement restera toujours statistiquement imprécise, et il y aura toujours des exceptions à ces trois groupes. Dans mes interviews, j’ai notamment pu dialoguer avec certains électeurs qui avaient voté pour Emmanuel Macron dès le premier tour, qui affirmaient avoir gardé leurs positions centristes et libérales, mais avoir également décidé de « retourner leur gilet » et d’adhérer au mouvement dans la quête d’un « vrai changement ».
D’une certaine façon, ce qui rend le mouvement des gilets jaunes intéressant est précisément cette ambiguïté plurielle. À la différence d’autres mobilisations récentes dans le monde, les gilets jaunes ne sont clairement marqués ni à droite, ni à gauche. Bien que des secteurs importants de la gauche radicale soutiennent les gilets jaunes, et qu’il y ait une aile gauche du mouvement – notamment organisée à Commercy – il est difficile de dire que la gauche y est hégémonique, même si elle y a relativement renforcé son influence au fil du temps. De l’autre côté, la droite s’est montrée présente et capable de mobiliser des dizaines de milliers de personnes en ligne et dans les rues, mais n’a jamais réussi à s’emparer du soulèvement. En réalité, les tensions entre la gauche et la droite organisées qui ont pu être repérées lors des cortèges dans les grandes villes – avec des cas de violence « fratricide » entre gilets jaunes – ne se reproduisaient pas avec la même intensité dans les campagne, où la proximité entre manifestants semble permettre davantage de concertation.
L’évolution des revendications du mouvement a contribué à y maintenir une certaine cohérence. Au tout début, la spécificité de ses premières demandes – la question des impôts et du pouvoir d’achat – risquait de mettre le mouvement en péril. Le gouvernement pouvait simplement les coopter administrativement, comme il a finalement essayé de le faire en annulant la taxe carbone et augmentant le salaire minimum. Les demandes économiques pouvaient aussi opposer les différents secteurs du mouvement – l’augmentation du salaire minimum, par exemple, n’était pas obligatoirement bien reçue par les petits entrepreneurs.
C’est dans ce contexte que le Référendum d’initiative citoyenne – le RIC – apparait comme le dénominateur commun des gilets jaunes. Le RIC émerge et se diffuse dans les médias sociaux dès la première semaine de décembre 2018, et ajoute aux demandes économiques une importante demande démocratique. Les questions liées à la démocratie étaient certes plus ou moins présentes depuis le 17 novembre, mais c’est le RIC qui fournit une réponse possible à toute une série d’insatisfactions exprimées par le mouvement – et, surtout, qui permet de calmer d’éventuels conflits internes avec la promesse d’un avenir où l’expression directe de la majorité serait respectée et où l’action des dirigeants politiques serait contrôlée.
Cependant, si le mouvement des gilets jaunes nous a appris une chose c’est que, s’il ne faut pas craindre le RIC, il ne faut pas l’idéaliser non plus. Le fantasme d’une volonté populaire qui s’exprimerait sans entraves ne semble pas même se vérifier dans les dynamiques du mouvement.
Les leaders d’un mouvement sans leaders
Les dynamiques du mouvement étaient si plurielles que sa composition a révélé une formation particulièrement hétéroclite. Le rejet de la représentation politique traditionnelle étant très fréquent dans le discours du mouvement, les manifestants ont développé plusieurs modes de mobilisation allant au-delà des partis et d’autres structures hiérarchiques. En ligne, dans les cortèges, dans les occupations des rondpoints et dans les assemblées, leurs dynamiques étaient non-verticales.
Cela veut-il dire qu’il s’agit d’un mouvement horizontal, sans leaders ? C’est malheureusement plus compliqué. Le mouvement avait des leaders formels et informels à tous les niveaux, et des hiérarchies se vérifiaient dans tous leurs modes d’organisation.
Nationalement, il y a toujours eu des figures dominantes dont la parole comptait plus que les autres. C’est notamment le cas d’Éric Drouet, Priscillia Ludosky et Maxime Nicole. Ils ont soutenu le mouvement naissant, publié ses premiers manifestes, et joué un rôle clé dans l’organisation des cortèges. Bien qu’ils aient pu rejeter leur étiquette de représentants du mouvement, ils ont contribué à construire son image. D’autres ont aussi eu leur moment de prééminence – des noms se multiplient, mais nous pouvons penser à tous ces porte-paroles formels et informels tels qu’Ingrid Levavasseur (qui projetait d’organiser une liste aux élections européennes), François Boulo (qui défendait des nouvelles formes de démocratie directe), Christophe Chalençon (qui proposait de donner le pouvoir au général Pierre de Villiers) et Jérôme Rodrigues (dont l’œil blessé par un tir de flashball l’a converti en un symbole contre la violence policière).
L’image de ces personnes et du mouvement en général s’est construite à travers des moyens de communication. Comme ils se méfiaient des médias traditionnels, les gilets jaunes ont tenté de les court-circuiter en privilégiant l’usage d’autres moyens de diffusion d’information – en particulier YouTube, Twitter et Facebook. Toutefois, la décentralisation promise par ces réseaux en ligne n’a été que partielle. Comme Nina Santos l’a montré dans ses études réalisées au CARISM-Paris 2 Panthéon-Assas sur les mobilisations récentes, les médias traditionnels ont également investi ces plateformes. S’ils n’ont plus le monopole de la diffusion de l’information, il est clair que les grands journaux et chaînes de télévision jouent encore un rôle important, voire renouvelé, en ligne. Surtout, il faut comprendre que même dans les médias sociaux digitaux, le pouvoir n’est pas distribué de façon égale. Certains comptes Twitter, pages et groupes Facebook et chaines YouTube ont beaucoup plus d’incidence sur le débat publique que d’autres. De la même façon, il existe des règles – formelles et informelles – qui amplifient ou anéantissent certains espaces de parole en ligne. Je me rappelle ainsi d’une interview réalisée à Paris avec une femme âgée, gilet jaune d’extrême-droite dont le discours était particulièrement xénophobe, qui se plaignait du fait d’avoir été expulsée par les administrateurs d’un groupe de manifestants sur Facebook.
Dans une autre dimension, ces pratiques se vérifient aussi au niveau local. Partout en France, avec des configurations différentes, dans les ronds-points et dans les assemblées, il y a également eu des leaders. Bien que parfois désignés à la suite d’une élection, ce leadership émerge dans la plupart des cas de manière informelle. Ce sont ceux qui peuvent rester plus longuement sur les ronds-points, les plus actifs dans la mobilisation, ceux qui présentent davantage de propositions et qui, par leur charisme, réussissent à acquérir un statut privilégié dans le mouvement. Inversement, si d’un côté, il est très facile de « devenir » gilet jaune – il n’est même pas nécessaire de mettre un gilet – de l’autre, des barrières sont apparues au fil de la mobilisation. Certaines pratiques ont contribué à écarter certaines personnes du mouvement. Des occupations et même des assemblées trop longues fatiguent. Des conflits d’opinion peuvent amener à la moquerie et à l’expulsion de facto de certains manifestants. Ce sont des mécanismes informels de construction de l’identité.
Cela n’est pas forcément une mauvaise chose. Un mouvement doit apprendre à se protéger afin de ne pas voir ses objectifs politiques instrumentalisés ou détournés. L’horizontalité elle-même doit être protégée par des pratiques plus verticales. Cependant, cela pose des questions sur le caractère spontané et horizontal de la mobilisation. Même dans les mouvements les plus « immanents », et même quand on établit des règles pour l’éviter – par exemple, la rotation des fonctions – il y aura toujours certaines formes de leadership.
Détresse, colère et reconnaissance
Le manque de structure et de hiérarchie, qui a pu faire la force du mouvement à ses débuts, montre ses limites au fil du temps. Il est difficile de convertir un cri d’indignation en alternatives politiques plus tangibles. Le gouvernement a reculé sur certains sujets, mais l’agenda des réformes continue. Le RIC n’a jamais vu la lumière du jour. La popularité de Macron, qui a atteint son point le plus bas au début des manifestations, connaît une légère hausse, malgré la grève massive contre le projet de réforme des retraites. A l’inverse, la violente réaction de la police se combine avec les attaques médiatiques pour affaiblir le soutien au mouvement. La destruction des occupations sur les ronds–points transforme sa dynamique. S’ils persistent toujours, les gilets jaunes ont perdu la force mobilisatrice de leurs premiers jours.
Le bilan modeste en termes d’accomplissements concrets ne réduit pas l’impact de la mobilisation sur la politisation de plusieurs de ses participants. Revenant sur les personnes que le mouvement a politisé pour la première fois, je peux dire que toutes les demandes, qu’elles soient économiques ou démocratiques, semblent indiquer un problème de fond : une angoisse et une détresse sociales. Certains analystes ont fait référence à une France « oubliée » qui se levait avec les gilets jaunes. Le choix du symbole du mouvement l’indiquait. Au-delà de la référence aux conducteurs concernés par le prix de l’essence à l’origine du mouvement, le gilet jaune suggère un désir de reconnaissance. De la même façon que l’esthétique controversée du gilet jaune attire l’attention en cas d’accident routier, le jaune des gilets semble crier « regardez-moi ! » au pouvoir. Ils veulent être écoutés.
Parmi les « nouveaux politisés » que j’ai pu interviewer, plusieurs associaient leurs récits à des histoires personnelles soulignant un manque profond de reconnaissance sociale – un manque de reconnaissance dans le travail, bien sûr, mais affectif. Manque de réseaux, manque de solidarité locale et étatique qui produit de l’angoisse devant l’incertitude.
Face à cette angoisse, la colère dont les manifestants parlaient sans cesse servirait alors de réponse. La colère – voire la haine – croissante faisait de Macron le banquier cupide, l’élitiste privilégié et corrompu, le cosmopolite déraciné, le bourgeois-bohème dégénéré, le traite tricheur, l’autocrate pervers et sadique – en bref, le mal absolu. Cette colère offre un récit qui explique les souffrances. Le problème de ce type d’affect, c’est qu’il est mû par le ressentiment, par le vieux fantasme que couper la tête du roi résoudrait tous les problèmes.
Interroger cette politique du ressentiment ne remet pas en cause le bien-fondé du mouvement. Cette angoisse témoigne d’une vraie détresse. Elle est le fruit d’un abandon et d’une précarité réels, produits par des tendances de destruction nette d’emplois et de concentration croissante de revenu qui touchent tous les pays, et que la plupart des politiques mises en avant par Macron ont fini par renforcer. La question posée est celle de la conversion de cette angoisse en force transformatrice démocratique.
Sur cette question, j’ai pu trouver des cas prometteurs. Si certains se sont politisés par le ressentiment, d’autres ont pu transformer leur angoisse en une ouverture à d’autres formes d’organisation de la société, où les « bons doutes » dépassent les réponses faciles.
Pour eux, l’importance du mouvement des gilets jaunes allait au-delà – ou en-deçà – des demandes concrètes ou de la colère envers Macron. Les demandes et la colère existaient et étaient en grande partie légitimes, sans aucun doute, mais le mouvement a produit une solidarité locale qui dépassait le contenu immédiat de ses revendications. « C’est ma famille maintenant », me disait un monsieur âgé. « On se voit toujours, on est ensemble, c’est bien ». En fraternisant et discutant sur le rond–point, les gens ont découvert que leurs problèmes se sont multipliés, mais qu’ils n’étaient pas seuls – qu’ils avaient d’autres personnes à côté desquelles ils pouvaient lutter pour un avenir avec de nouvelles perspectives.
Photo Credit: Philippe Alès, 2019 gilets jaunes au Havre, via Wikimedia Commons, CC BY-SA 4.0.