Ce que reflète le gilet jaune
Les gilets jaunes sont souvent réduits dans la sphère médiatique à leurs actions spectaculaires ou aux coups de sang de ceux qui veulent passer à l’écran. Il y a derrière cette réduction quelque chose de délibéré : un grand nombre de médias, surtout télévisuels, ne présentent avec l’image qu’une « légende » ou un « décryptage » qui prétend apporter une solution. Il reste à penser ; et penser, cela veut dire apporter plus de questions à faire que de réponses toutes faites.
Le gilet jaune a une histoire. Destiné à rendre visible le propriétaire d’un véhicule à l’arrêt ou en panne sur la route, il est obligatoire en France depuis 2008 pour les voitures et depuis 2016 pour les motos ; il s’inscrit ainsi dans cette succession d’accessoires plus ou moins utiles que le gouvernement impose aux citoyens d’acheter, sous peine d’une amende importante (135 euros). Bien que la loi n’impose pas de couleur particulière (le gilet doit être fluorescent pour qu’on le voie de loin et dans l’obscurité), il n’est guère disponible qu’en jaune dans le commerce.
Il n’est pas rare que dans une révolte, dans une émeute, un objet dont on était affublé, pour ainsi dire à son corps défendant, se retourne en objet d’identification. Cela atteste une différence entre deux mouvements qui sont parfois rapprochés, celui des bonnets rouges et celui des gilets jaunes, car ce dernier n’a pas de valeur préexistante. Alors que le bonnet rouge (ou bleu) est en soi un symbole d’identification pour une classe sociale, une profession ou pour une région, le gilet jaune incarne l’harmonisation, par-delà les différences de classes et de régions, à l’échelle française et européenne. Dès lors, arborer ce gilet est un geste ironique, défensif et (on verra dans quel sens) négatif ; c’est un signifiant vide. Si la cagoule ou le bonnet renvoient à un visage, le gilet renvoie plutôt au corps uniforme, y compris au corps social comme collectivité indifférenciée. Enfin, là où le rouge renvoie à la colère, à la révolte, sinon à la révolution, le jaune est une couleur peu appréciée, qui n’a jamais été utilisée par un courant politique.
Même si le mouvement des bonnets rouges a repris une certaine vigueur contre l’écotaxe en 2013, l’association aux voitures n’était pas aussi nette que celle du gilet avec le véhicule qu’il est censé garder. Or cette association n’est pas tournée uniquement contre l’écologie. La hausse du prix du carburant est certes le détonateur du mouvement, mais son prélude, qui aurait dû mettre la puce à l’oreille du pouvoir, fut le mouvement de contestation du passage aux 80 km/h sur les routes départementales et nationales, entrée en vigueur en juillet dernier. Le précédent ministre de l’Intérieur Gérard Collomb l’avait lui-même reproché à Edouard Philippe. Cette limitation de vitesse, officiellement pour des raisons de sécurité routière et incidemment source de revenus pour l’Etat en favorisant une hausse des amendes, avait provoqué des manifestations de motards et d’automobilistes dans le pays, qui auraient pu être reçues comme un signal d’alarme.
Aussi, l’erreur serait d’en rester à l’alternative : l’écologie ou la voiture. Si l’on prend un peu de champ, on constate que cette année 2018 a mis la question des transports au centre des débats en France. Il est frappant que la réforme de la SNCF, dont l’un des points de contestation était la fermeture des petites lignes dans les zones rurales, ait eu lieu quelques mois avant un mouvement qu’on associe, lui aussi, aux petites villes et aux zones rurales. Il n’y a là aucun hasard : le gouvernement a répondu au mouvement des gilets jaunes par une loi « mobilité » dont un des volets contredit explicitement la réforme de la SNCF, proposant d’injecter quelques milliards dans… les petites lignes. Ainsi, derrière cette question des transports se joue une question cruciale pour le pays : l’égalité des territoires. Le choix des transports en commun contre la voiture ne se pose pas de la même façon dans toutes les régions : parler d’une alternative, c’est déjà voir le monde en habitant de grande ville.
Une autre question brûlante est celle de l’impôt. On a cherché soit de façon condescendante, soit par nostalgie historique, à rapprocher le mouvement des « jacqueries » ou des « frondes ». Non seulement le parallèle est fantaisiste, s’agissant d’époques aussi éloignées, mais il ressemble à un lapsus : c’est associer le pouvoir en place à une monarchie absolue. Nous en revenons au lien entre le pouvoir central et les « territoires », concept absurde dans la mesure où il suggère que le pouvoir central est, lui, hors sol. L’amalgame entre le refus de l’impôt et le refus d’une hausse des taxes sur le carburant ne correspond qu’à une certaine partie de la droite « populaire » ou populiste. Il souligne, du reste, un certain mépris de classe : parle-t-on de jacquerie lorsque de riches hommes d’affaires pratiquent l’« optimisation » fiscale hors de France ? La révolte des gilets jaunes argue d’ailleurs d’une injustice entre la suppression de l’ISF d’une part, la hausse des taxes sur la voiture d’autre part.
On ne saurait banaliser ce mouvement, au prétexte qu’il s’inscrit dans une longue tradition de soulèvements populaires français. Bien sûr, l’héritage des luttes sociales n’est pas à négliger, mais l’événement en lui-même garde sa singularité : il n’a rien d’un Mai 68, d’un mouvement de génération. Il ne ressemble pas non plus aux manifestations des dernières décennies, du moins en France : elles étaient beaucoup plus faciles à identifier sur le spectre politique, et incluaient des individus largement politisés. Certes, les grands médias, dans leur besoin de réponse immédiate, ont voulu cataloguer les gilets jaunes pour les renvoyer aux « extrêmes » politiques, gauche ou droite. Mais ce diagnostic illustre une grave méconnaissance du mouvement, puisque le premier pourvoyeur des gilets jaunes semble composé d’abstentionnistes, dont une bonne partie n’a aucune expérience des manifestations. On peut même postuler que l’abstention électorale pousse à l’activisme, chez des individus convaincus de n’avoir rien à attendre des urnes.
Un premier élément de cohésion pourrait être trouvé dans l’opposition aux politiques libérales ; un autre, qui en dérive, dans l’expression du non au référendum sur le traité européen de 2005. Le déni du vote démocratique en 2005 a laissé des traces, pour ne pas dire des séquelles, et il est remarquable que tous les mouvements dénoncés aujourd’hui comme « populistes » soient aussi ceux qui voudraient faire reconnaître le non au scrutin de 2005. Ce traumatisme n’a pas effacé le clivage gauche-droite, il a superposé de nouvelles lignes de fracture internes aux deux camps, qui expliquent pourquoi les combats sociaux ne peuvent être lus simplement comme de gauche ou de droite. Le besoin de démocratie directe, qu’elle passe par des pétitions ou des référendums, semble également dépasser, ou plutôt recouper et la gauche et la droite.
Durant la campagne présidentielle de 2007, Macron avait cherché à incarner un hypothétique « milieu ». Que ce milieu soit un simple coin (un corner), c’est ce que démontre un mouvement qui ne trouve guère d’unité, à l’heure actuelle, que dans l’hostilité totale au président. Bien des analystes l’avaient noté : à bien regarder les chiffres, Macron était le président le plus mal élu de la Ve République, et le cinquième des Français qui sont nettement opposés aux gilets jaunes représentent le cinquième des Français qui ont voté Macron pour ses idées. La difficulté tient désormais à ce que le mouvement des gilets jaunes ne s’oppose pas uniquement à une politique, mais encore à la personne du président. Aussi est-il délicat de faire de l’histoire-fiction en imaginant une pareille révolte sous les mandatures précédentes : elle aurait pu trouver les mêmes raisons, mais peut-être fallait-il une personnalité comme celle de Macron pour mettre l’étincelle à la mèche.
L’ironie tient à ce que cette société civile dépolitisée ou « post-politique » que Macron appelait de ses vœux accède à la visibilité pour contester son modèle. Le président découvre, en quelque sorte, la performativité de son langage : l’allusion méprisante de la rentrée aux « Gaulois réfractaires » s’est retournée contre lui ; la posture de monarque (à Versailles, à Chambord…) a conduit à assimiler le mouvement des gilets jaunes aux réactions à la monarchie ; la présentation de sa politique néolibérale comme incarnation de la « raison » face aux « passions » a attisé ces passions – et rappelé qu’il est des colères et des peurs rationnelles, comme des arrogances passionnelles.
C’est ce monde complexe, ce monde non-binaire que les médias dominants s’attachent à simplifier jusqu’à la caricature, préférant l’image-spectacle à l’analyse et l’endormissement à l’éveil des consciences. Le pouvoir, ce semble, s’y est davantage laissé bercer que le peuple. D’ailleurs, l’appel à un pluralisme des médias, peu relayé (on comprend pourquoi), a rejoint la longue liste des revendications des gilets jaunes. Elle s’accroît de jour en jour, en vertu d’un processus centrifuge qui fait du mouvement un attrape-tout, mais aussi un catalyseur des mécontentements. Sans doute, il serait plus confortable pour tout le monde d’avoir à choisir un camp : l’écologie ou la voiture, l’impôt ou la révolte fiscale, le gouvernement ou les gilets jaunes. Mais en profondeur, le mouvement des gilets jaunes, à défaut de représenter un bien ou un mal, incarne un « négatif » au sens photographique, c’est-à-dire un révélateur : il renvoie la prétendue rationalité économique à sa totale irrationalité pratique, le parti du pragmatisme à son aveuglement idéologique, les progressistes auto-proclamés à la régression sociale qu’ils mettent en marche.
Photo Credit: Thomas Bresson, Manif GJ Errues Menoncourt, via Wikimedia Commons, CC BY 4.0.
3 Comments
A lire cette bonne analyse du mouvement Gilets Jaunes, on ne peut que penser a an mouvement d’il y a pas mal d’années en France: le Poujadisme des années 1950. Je vois beaucoup d’elements communs, surtout le caractère rural.
Chronique parue dans Le Temps (Suisse)
Des «gilets jaunes» helvétiques: impossible!
OPINION. La France est secouée par une révolte qui, alliant manifestants et casseurs, déstabilise le pouvoir, obligé de reculer face à la rue. Serait-ce possible en Suisse? se demande notre chroniqueuse Marie-Hélène Miauton
Il est intéressant de se poser cette question car elle ramène à une analyse des institutions respectives de la France et de la Suisse, et aux conséquences induites par leurs différences. Pour cela, revenons aux causes de la révolte des «gilets jaunes». La première tient à la désertification de pans entiers du territoire national, mal desservis par les transports publics, pauvres en médecins, éloignés des hôpitaux, des centres commerciaux et de l’offre culturelle ou festive, ce qui rend l’usage de la voiture indispensable, voire vital. Ce déséquilibre entre les villes et l’arrière-pays (mot qui en dit long sur l’arriération où on le tient) trouve sa source dans l’extrême centralisation du pouvoir sur Paris, fatale à terme pour la cohésion d’un pays aussi vaste.
Ici, pas de provincialisme
En Suisse, la notion de province n’existe pas, le provincialisme non plus, parce que le territoire est découpé en entités autonomes, chacune levant l’impôt et veillant donc au bien-être de sa population. Dans une certaine mesure, l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie ou la Belgique sont également construites sur ce modèle. Dès les années 1980, la France a entrepris d’apporter des corrections à cet état de fait mais sans y associer l’autonomie fiscale qui leur aurait donné du sens. En outre, à peine arrivé au pouvoir, Emmanuel Macron a privé les collectivités territoriales de la taxe d’habitation et leur a imposé des programmes d’économies que l’Etat central, lui, ne semble pas adopter. Rien ne va donc dans le bon sens pour autonomiser, donc responsabiliser, les régions.
Une deuxième cause de la révolte des «gilets jaunes», plus directe celle-là, tient à la lourdeur de la fiscalité française. Même si les comparaisons sont très délicates dans ce domaine, il est largement admis qu’elle dépasse celles de tous ses voisins européens, ce qui prouve que la centralisation n’amène aucune économie d’échelle à ce niveau. Le contribuable français ne se détermine pas sur l’impôt comme il le fait en Suisse, où le système du frein à l’endettement lui donne l’entière main sur la charge fiscale qu’il est d’accord d’accepter. Pour mémoire, rappelons que les budgets annuels proposés par les gouvernements cantonaux ou la Confédération doivent être contenus dans une étroite fourchette, sinon ils sont retoqués ou soumis au vote du peuple, qui doit décider de l’augmentation d’impôt associée à leur dépassement, ce qu’il n’accepte généralement pas! Il y a ainsi une grande différence entre un peuple de contribuables qui subit l’impôt et un peuple de citoyens-contribuables qui en décide.
Démocratie représentative
Troisième cause du mal-être profond exprimé par les «gilets jaunes», l’absence de démocratie réelle, vécue, exercée. Tout concourt à ce que le peuple ne se sente pas représenté, voire s’estime méprisé par des instances éloignées et hautaines. En effet, dans une démocratie représentative comme la France, rien ne justifie que l’élection des députés se déroule selon un système majoritaire et non pas proportionnel. En conséquence, le pouvoir législatif est en général accaparé par deux grands partis qui, s’ils conviennent bien en période faste, ne traduisent pas forcément l’opinion de la population lorsque la colère monte. Alors que le dialogue reste le meilleur outil de gestion des problèmes, la France refuse une parole institutionnelle aux deux partis dits populistes qui, à droite et à gauche, traduiraient les revendications actuelles du peuple. Du coup, puisqu’ils n’ont pas d’autre moyen de se faire entendre, les citoyens sont dans la rue, ce dont la France tire parfois, à tort, sa fierté de pays révolutionnaire. Or rien n’est pire que la révolution car, au-delà du romantisme des grandes causes, c’est un aveu d’échec de la démocratie, qui entraîne avec elle désordre, violence, appauvrissement économique et dislocation du corps social. Pas de quoi se vanter!
Marie-Hélène Miauton
Publié jeudi 6 décembre 2018 à 21:12, modifié jeudi 6 décembre 2018 à 21:14.