La tâche de l’historien
Ceci est notre deuxième recension du dernier ouvrage d’Emile Chabal, une courte histoire de la France depuis 1940: France (Polity, 2020).
Pour un lecteur français, l’essai d’Emile Chabal suscite l’estrangement salutaire que Carlo Ginzburg appelait de ses vœux, car le regard porté d’outre-Manche sur l’histoire politique de la France contemporaine éclaire des points que l’habitude rend aveugles. Certes, les avis de tempête s’accumulent sur les tables des libraires pour attirer l’attention sur les failles grandissantes qui minent la société française, au point de n’être pas mieux entendus qu’en bruit de fond. Mais l’alerte est plus sérieuse lorsqu’elle est donnée par un historien britannique écrivant pour des lecteurs anglophones : comme le spectateur des Ménines de Velasquez mis en scène par Foucault à l’ouverture des Mots et des Choses, un jeu de regard fait entrer par effraction le lecteur français sur une scène où il se regarde posant, et comprend qu’il suscite des réflexions aussi préoccupées que celles qu’il formule lui-même sur le Royaume-Uni du Brexit ou les Etats-Unis de Donald Trump. Emile Chabal n’est pas le premier observateur attentif qui exerce son acribie sur les maux d’une société qu’il connaît bien : Sudhir Hazareesingh avait lui aussi écrit sur les passions intellectuelles françaises, pour tenter de déchiffrer des discours de plus en plus inaudibles entre des sociétés qui se confinent et s’isolent. Plus que jamais, l’historien devient la vigie guettant les signes d’une compréhension réciproque, un « langage de vérité » qui, selon Walter Benjamin, jette un pont entre les langues.
Et de la même façon qu’il existe une tâche du traducteur, il existe aussi une tâche de l’historien, constamment éprouvée par l’actualité qui la met en question : la pandémie et la crise économique succèdent aux mouvements sociaux de l’hiver 2019, au mouvement gilet jaune en 2018-2019, à la recomposition politique de 2017, aux attentats de 2015…. La réflexion court sur le fil de l’urgence comme sur un rasoir, et risque d’enfermer dans une impasse tant les événements recomposent les perspectives. L’historien du contemporain, dorénavant confronté en permanence à l’immédiate réfutabilité de ses arguments, doit faire preuve d’un grand discernement pour ne pas glisser ; Emile Chabal reste d’ailleurs ferme en sa démarche lorsqu’en conclusion, la pandémie rattrape sa réflexion sans l’invalider. Il réussit un admirable jeu d’équilibriste en s’appuyant sur des arguments suffisamment amples pour ne pas dépendre entièrement de l’événement, et suffisamment précis pour garder une pertinence aiguë. Une lecture très tocquevillienne, en somme, qui examine les contradictions des « passions françaises » et suit les traces laissées naguère par Théodore Zeldin, mais aussi par François Furet : la blessure de la défaite contre l’esprit de résistance, le colonialisme contre l’anticolonialisme, la grandeur contre le déclin, la gauche contre la droite, la république contre ses adversaires, le local contre le global. Ces antinomies ne sont pas de simples figures de rhétorique, comme il l’indique en introduction : plus que des « effets collatéraux du passé divisé de la France », ce sont des prismes « à travers lesquels il faut comprendre la façon dont les Français ont réfléchi sur la politique, la société et la culture ». Un paradoxe méthodologique, en quelque sorte, qui, comme le doute méthodologique, nourrit la démonstration.
L’essai d’Emile Chabal a le premier mérite d’éclairer et d’agencer de façon originale des perspectives apparemment balisées. Toutes convergent pour expliquer des contradictions apparentes, entre l’imaginaire de la « Grande Nation » et la réalité d’une puissance moyenne en crise, entre un idéal républicain et des crises socio-politiques profondes, entre le recours à un État fort et la méfiance envers l’autorité. Ces paradoxes s’éclairent par des expériences historiques précises : l’esprit de résistance qui oppose un antidote aux défaites cuisantes des XIXe et XXe siècle (chapitre 1) ; la confusion entre la grandeur gaullienne et l’expansion des Trente Glorieuses, au point de transformer un cycle de croissance généralisé en gage de gloire retrouvée, au point également de faire de la crise économique et sociale des années 1970 et 1980 une crise existentielle (chapitre 3). Le rôle joué par l’Empire dans la Libération fait de la décolonisation une menace contre cette gloire retrouvée (chapitre 2). Tout conduit ainsi à une crise qui touche moins une réalité sociale et institutionnelle qu’un discours, celui de la République, cadre dans lequel s’affrontaient la gauche et la droite jusqu’à ce que les années 2000 n’en grippent les ressorts (chapitre 4). C’est bien le langage du républicanisme, « devenu la principale manière dont les Français parlent de leur pays, de leur passé et de leur société », qui est au coeur de l’essai. Emile Chabal reprend ici les conclusions qu’il avait brillamment établies dans son précédent livre, où il montrait comment l’ancienne opposition entre la droite et la gauche se trouvait dépassée dans les années 1980 par l’hégémonie d’un discours néo-républicain, tenu de s’adapter aux défis de la pensée postcoloniale ou libérale. Le chapitre 5 reprend ces idées et saisit toute l’ambiguïté des valeurs républicaines face aux questions d’intégration de la diversité française, ou d’égalité sexuelle, mais aussi, et c’est l’objet du dernier chapitre, de la dialectique entre le local et le global. Dès lors, la couverture du livre doit être lue dans son ensemble : il s’agit de la France, mais il s’agit surtout de la République et des fondements historiques de son discours, comme le montre la Marianne, symbole d’une « tradition inventée ».
La démonstration met ainsi l’accent sur un problème essentiel : le discours républicain, comme un vêtement devenu trop étroit ou mal coupé, ne parviendrait plus à couvrir l’ensemble d’une société française devenue trop diverse et complexe. Comme Emile Chabal l’écrit dans sa conclusion, le danger le plus sérieux est « la tendance à ignorer les réalités contemporaines inconfortables », en conservant un discours arc-bouté sur l’histoire, dont les acteurs deviennent finalement les prisonniers. Et il est tout à fait juste que les antinomies stylisées dans le livre traduisent les situations historiques dans lesquelles, comme un composé chimique, le discours républicain s’est précipité. Un tel raisonnement a la vertu d’éclairer les paradoxes qui animent l’identité politique de la France contemporaine, même si celle-ci ne se réduit pas au contraste binaire d’alternatives aussi franches.
La considération très nuancée que les citoyens français portent sur l’État, soulignée au chapitre 6, ne peut ainsi se réduire à une antinomie trop simple. Tout dépend de l’identité des individus, de leur position sociale, de leur âge, de leur sexe, et tout dépend de la dimension concrète de l’État qu’ils contestent ou qu’ils désirent. Le mouvement des “gilets jaunes”, par exemple, s’est opposé à une vision particulière de « l’État » (l’État centralisé et parisien, l’État fiscal…), mais en a valorisé d’autres (l’État des services publics, l’administration de proximité…), de sorte que celles et ceux qui occupaient les ronds-points contre une intervention publique trop pressante se sont retrouvés pour défendre les services publics un an plus tard. La question de l’État, qui reste ouverte dans la conclusion du livre, peut être mieux examinée comme un point de fixation ou de crispation, générant des réponses différenciées et socialement situées, plutôt que comme l’un des termes d’une alternative nécessairement stylisée. S’agit-il d’ailleurs bien d’une lacune du livre ? Après tout, cette histoire du problème de l’État a été initiée par Pierre Rosanvallon il y a trente ans, et la forme courte de l’essai impose d’établir de privilégier la netteté des contours sur les infinies nuances de couleurs.
Porter la discussion sur les détails de la démonstration n’aurait donc pas grand intérêt, puisque la forme de l’essai conduit inévitablement aux perspectives cavalières. Celles-ci embrassent les XIXe et XXe siècles français, mais pourraient être prolongée vers un point de fuite remontant haut dans la chronologie. Ainsi, les pages consacrées à la crainte de la défaite, nouées par l’effondrement de la République en 1940, font résonner des expériences historiques beaucoup plus anciennes, dans lesquelles la gloire et la honte s’entrelacent pour forger une identité collective. En revanche, peut être discuté le choix d’Emile Chabal d’axer son propos sur l’histoire des discours – et du discours républicain en particulier. Ceux-ci s’adossent sur des pratiques à la fois localisées et socialisées, et si ces deux dimensions ne sont évidemment pas absentes, le livre dissocie un peu le discours historique de son emprise sur les lieux qui fixent la mémoire.
Autant que les expériences, comme celle de la défaite en 1940, de la décolonisation ou des Trente Glorieuses, ce sont les petites patries comme les mobilités lointaines qui donnent corps à la citoyenneté. Emile Chabal le suggère dans le deuxième chapitre, en expliquant que la colonisation construit en creux un rapport spécifique à la citoyenneté. Et dans son dernier chapitre, il souligne que ces espaces vécus ne se construisent pas dans un rapport exclusif et conflictuel à l’Etat, mais aussi en relation avec un espace européen ou mondial. L’analyse à partir de ces territoires livre une autre clé pour comprendre le dynamisme associatif, ou les fractures entre des espaces urbains aisément connectés et des zones blanches qui ne lisent pas le discours républicain de la manière. La réflexion antinomique laisse trop entendre que le local se construit contre le global, ou que la mondialisation suscite une grande méfiance. Il faudrait nuancer : autant que leur histoire, les lieux que pratiquent les Françaises et les Français établissent des liens à géométrie variable, où la préoccupation pour le territoire proche s’articule à l’ouverture mondialisée. Les crises sociales de 2018-2020, comme les réponses faites à la pandémie en 2020, montrent la force d’invention des territoires de proximité et leur capacité à composer le lien social.
Celui-ci reste d’ailleurs dans un angle mort de l’essai, alors même que le discours républicain, par la citoyenneté, l’interroge constamment. La Révolution française a mis ce lien à nu, l’a réduit à ses expressions les plus simples comme les droits de l’homme ou l’image d’un individu libre de toute entrave. L’histoire intellectuelle et politique de la France des XIXe et XXe siècle n’a eu de cesse de définir plus précisément ce lien social et politique, ses modalités et ses fragilités, comme le montre l’association entre sociologie et socialisme récemment mise en lumière par Cyril Lemieux et Bruno Karsenti. Il n’est pas certain que la recomposition des forces politiques puisse être comprise sans cette profondeur sociale, tant les mouvements récents interrogent la façon dont un groupe spécifique peut trouver sa place dans la société française. L’opposition suscitée par la réforme des retraites en 2019 n’est pas seulement née de la préoccupation comptable du niveau des pensions ou de la viabilité technique du système français ; elle a aussi mis en question le rôle social du retraité, et le sens à donner à cette période de la vie. De même, l’opposition des enseignants à la réforme du baccalauréat défendue par Jean-Michel Blanquer ne reposait pas seulement sur des considérations corporatistes, mais interrogeait aussi la place de l’enseignant dans le système scolaire et dans la société française. Les exemples peuvent être démultipliés à l’infini : il n’est pas une question politique qui ne soit aussi une question sociale.
La lecture que propose Emile Chabal des questions aujourd’hui posées à et par la société française est donc particulièrement stimulante car elle met en lumière le décalage entre un discours républicain saturant le débat public, et des dynamiques politiques et sociales qui le forcent à s’adapter en permanence. Cet écart est inévitable : la République est une expérience autant qu’un idéal, et c’est précisément la réduction de cet écart lui qui fournit sa dynamique. La tâche de l’historien consisterait alors à mesurer ces écarts pour faciliter un travail de rattrapage nécessaire, par lequel l’idéal républicain répond aux préoccupations des Français et oriente leur action vers une finalité partagée. Mais les transformations sociales sont telles que l’écart se creuse comme un gouffre dans lequel tomberait les somnambules de la République. C’est la raison pour laquelle la conclusion d’Emile Chabal est si forte : en appelant à sortir de cadres intellectuels hérités et dépassés, et à concentrer l’effort sur « des idées inventives pour l’avenir », il appelle les Français à prendre le risque de voir leurs certitudes voler en éclat, sans trop savoir ce qu’ils feront de ces gravats ; et les historiens à assumer le rôle que Weber assignait au savant.
Photo Credit: France [cover], Polity (2020), Fair Use.