Les statues de la discorde : Critique de Livre

16 May 2021

Critique du livre Les statues de la discorde de Jacqueline Lalouette, Paris, Passés / Composés, 2021.

Aux États-Unis, le vandalisme de statues évoquant l’esclavage s’est développé depuis la mort de George Floyd. Des événements comparables ont eu lieu au Royaume-Uni, en Belgique, et en France. En France, certaines cibles des dégradations ont choqué les pouvoirs publics et beaucoup d’historiens. C’est le cas de cinq statues de Victor Schœlcher taguées ou détruites dans les Outre-mer en 2020 — Schœlcher étant pourtant considéré comme un père de l’abolition de l’esclavage, le 27 avril 1848. Comment comprendre la multiplication des dégradations en France, et peut-on l’interpréter comme un écho des manifestations américaines ? Que nous disent-elles du rapport des Français à leur mémoire ?

 

La question est abordée par l’historienne Jacqueline Lalouette, professeur émérite à l’Université de Lille-III et membre senior honoraire de l’Institut universitaire de France. Cette enquête sur un phénomène ultra-contemporain a pour mérite de replacer les controverses actuelles dans la longue durée de l’histoire des croyances et des représentations. Spécialiste des questions de laïcité sur laquelle elle a publié plusieurs ouvrages de référence (dont La libre pensée en France, 1848-1890, Albin Michel, 1997 et 2001), elle a aussi publié un travail quasi-exhaustif et richement illustré sur la statuaire publique (Un peuple de statues. La célébration sculptée des grands hommes. France 1801-2018, Mare et Martin, 2018). Cette connaissance de la longue durée lui permet de cerner la spécificité française et d’aborder de multiples questions qu’on ne pourrait pas toutes développer ici : le rapport entre la mémoire et l’histoire dans l’Hexagone et dans les territoires ultramarins, l’interrogation sur ce qui est partageable dans l’espace public, et les modalités possibles de la pédagogie civique.

 

Un rapide « tour du monde des statues vandalisées ou détruites » sert d’abord de cartographie des destructions : les statues sont des enjeux politiques et des objets de discorde aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en France, et en Belgique (où l’hostilité s’est concentrée sur les statues du roi Léopold II), mais le sont peu en Allemagne, en Italie, et au Portugal. En France le poids de l’exemple américain souvent mentionné doit toutefois être relativisé : le vandalisme est une vieille tradition française qui date de la Révolution. Depuis longtemps, la vie des statues n’y est guère un long fleuve tranquille : les statues de Jaurès exaspèrent les conservateurs, comme celles de Bertrand du Guesclin exaspèrent les autonomistes bretons. Les outrages infligés aux statues semblent même renouer avec les images des supplices de l’Ancien Régime et de la Révolution : ces statues sont mises au pilori avec un panneau infamant (« je suis esclavagiste… »), une corde leur est passée autour du cou comme au maréchal Bugeaud, elles sont décapitées telles celles de Joséphine de Beauharnais, leur cadavre est traîné dans les rues… (P.132) Il y a là une réactivation de la violence historique, qui mériterait d’être étudiée  par un anthropologue.

 

En France le poids de l’exemple américain souvent mentionné doit toutefois être relativisé: le vandalisme est une vieille tradition française qui date de la Révolution.

 

Ce vandalisme est d’autant plus surprenant que, comme l’avait démontré Jacqueline Lalouette dans son précédent ouvrage, la majorité de l’opinion française se soucie en réalité fort peu des statues. Quoique Baudelaire ait écrit que « le fantôme de pierre s’empare de vous pendant quelques minutes, et vous commande, au nom du passé, de penser aux choses qui ne sont pas de la terre », le promeneur français s’est rarement interrogé sur les personnages représentés avant que des destructions spectaculaires n’attirent sur les statues l’attention des médias. C’est donc bien l’action de groupes contestataires et de quelques personnalités du monde académique ou politique qui a suscité l’attention nouvelle portée à la statuaire publique. Jacqueline Lalouette s’est efforcée d’identifier ces acteurs et leurs modalités d’action — entreprise d’autant plus difficile qu’il s’agit d’une nébuleuse de collectifs souvent récents.

 

Le point commun entre les statues dégradées, c’est que celles-ci représentent des personnages jugés racistes ou colonialistes. Les dégradations sont signe de l’émergence d’une sensibilité historique nouvelle. Le maréchal Bugeaud, pour avoir « pacifié » (comme l’affirme une inscription) l’Algérie dans les années 1830, est rendu aujourd’hui responsable des enfumades atroces et d’une extermination des Arabes. Les statues des colonisateurs tels Faidherbe, Gallieni, et Lyautey (assez peu nombreuses, en réalité, représentant 4,5 % des statues en France) sont liées à un récit de l’histoire de France qui ne serait plus le nôtre et que les destructeurs de statues appellent à « déconstruire. » L’historien est parfois surpris de voir circuler dans tout notre espace public des accusations anachroniques ; histoire et mémoire ne font pas toujours bon ménage.

 

Donnons deux exemples d’anachronismes omniprésents dans les médias : Colbert, qui dirigea l’administration et les finances de la France durant une vingtaine d’années, est partout accusé d’être le père du Code noir de 1685 qui systématisa l’esclavage. En effet, il en fut l’initiateur puisque c’est lui qui avait ordonné à l’intendant de la Martinique, le 30 avril 1681, de colliger les arrêts et règlements relatifs aux « Nègres » afin de rédiger une ordonnance. Mais Colbert qui mourut le 6 septembre 1683 ne fut pas le rédacteur de l’ordonnance finale, signée par son fils. Au demeurant, et comme le souligne Robert Badinter, le Code noir « fut moins l’expression d’un racisme particulier à Colbert et aux juristes qui l’entouraient que d’une volonté de tout réglementer dans la monarchie absolue. » Cette réglementation aurait dû limiter l’arbitraire — ce qu’en fait elle ne fit pas, faute de contrôle sur les traitements subis par les esclaves. Si bien que la faute de Colbert est davantage celle d’une époque que celle d’un homme, dont le champ d’action s’étendait principalement aux finances de la France (ce pourquoi il fut statufié). (PP.73-78)

 

Exemple bien plus symptomatique encore du décalage entre la mémoire et l’histoire : celui de Victor Schœlcher, à qui on reproche d’avoir tout en abolissant l’esclavage, voté pour l’indemnisation des colons. (Quoiqu’il y ait vu la possibilité de verser un salaire aux esclaves émancipés travaillant dans les plantations.) Il est vrai que la gloire de Schœlcher a occulté le rôle joué par les révoltes d’esclaves, dont la crainte a pu précipiter l’émancipation. Tout compte fait, comme le dit le président du CRAN Louis-Georges Tin, Schœlcher ne méritait ni cet excès d’honneur ni cette indignité : il n’était pas le seul acteur de l’émancipation, mais pour autant il en était un protagoniste sincère et efficace. (P.58) Certains se sont indignés des approximations historiques et des anachronismes des auteurs d’outrages aux statues. Jacqueline Lalouette indique à juste titre que la mémoire se rit de l’accusation d’anachronisme ; la sensibilité des descendants d’esclaves ou de colonisés est blessée par l’image et le texte des inscriptions des socles. Lalouette ne s’y attarde pas. C’est le mérite de l’ouvrage d’ouvrir aussi des pistes pour d’autres chercheurs : nous manquons d’études sur la transmission de la mémoire, sur la pérennité des blessures.

 

Ce qui retient Jacqueline Lalouette, dans la lignée de ses travaux sur l’identité républicaine c’est l’interrogation sur les valeurs que les Français peuvent partager dans l’espace public. Le livre souligne la diversité des points de vue des historiens : les uns, fustigeant l’anachronisme de ceux qui veulent déconstruire l’histoire de France à tout-va, cherchent à fonder « dans l’extrême complexité de l’histoire une culture partagée qui soit propice aux combats futurs ». C’est le cas de Jean-Noël Jeanneney ou de Michel Winock. (P.136) D’autres, comme Martine Aubry, estiment que l’on peut aussi accueillir dans l’espace public des représentations culturelles qui ne sont pas partagées par tous. (P.180) D’autres enfin, comme Mona Ozouf, s’alarment de l’obsession de la pureté idéologique, qui est contraire à la démarche de l’historien. (P.136) À quoi il est nécessaire d’ajouter que les statues, par leur valeur esthétique ou patrimoniale, définissent notre paysage sensible et que les détruire c’est modifier sans concertation un cadre de vie. Les « statues de la discorde » nous interpellent donc sur ce qui constitue véritablement notre paysage commun, notre histoire, sur la façon dont nous construisons une identité collective qui n’est pas nécessairement uniforme. La destruction des statues nous en apprend beaucoup sur la singularité des traditions nationales. En France, ce qui est en jeu c’est la destruction du grand récit national unitaire, dans un pays où la statuomanie fut une des caractéristiques de la Troisième République.

 

Les « statues de la discorde » nous interpellent donc sur ce qui constitue véritablement notre paysage commun, notre histoire, sur la façon dont nous construisons une identité collective qui n’est pas nécessairement uniforme.

 

Il reste à savoir — et c’est l’objet du dernier chapitre du livre — que faire des statues contestées et quelle pédagogie civique il est nécessaire d’adopter pour panser les blessures de la mémoire. Historienne, Jacqueline Lalouette fait davantage l’inventaire des solutions proposées qu’elle n’en propose elle-même, quoiqu’on sente clairement son attachement à l’universalisme ainsi que sa crainte d’un éclatement du récit républicain en mémoires communautaristes. S’agissant des anciennes statues, peut-être est-il nécessaire de les retirer — ou de les mettre au musée comme l’avait fait la Révolution. Il est également possible d’éclaircir le contexte historique par des panneaux explicatifs — mais, qui lirait ceux-ci ? Plus consensuelle, sans doute, serait la politique qui consisterait à faire place aux absents et à proposer une histoire plurielle aux passants : la question de l’élargissement du peuple des statues déborde largement celle de la représentation nécessaire des colonisés ou des esclaves. Dans la statuaire publique française érigée depuis 1801, l’on trouve bien peu de femmes (hormis Jeanne d’Arc), les femmes ayant été longtemps illégitimes dans l’espace public. Trois pasteurs et un seul rabbin face à beaucoup d’évêques…

 

On découvre dans l’ouvrage les diverses listes de noms qui seraient propres à enrichir le panthéon national, sans exclure des monuments symboliques. On y découvre aussi des initiatives trop peu connues, comme la route des abolitions de l’esclavage qui dans l’Est de la France relie Fessenheim, berceau de la famille Schœlcher, la maison de l’abbé Grégoire, et — étape hautement symbolique — le fort de Joux où Toussaint Louverture, libérateur de l’île de saint Domingue (« Haïti » depuis 1804), mourut oublié le 7 avril 1803. (PP.142 et 173) L’iconographie de l’ouvrage offre de beaux exemples de statues nouvelles, comme Strange fruit, sculpture de Sandrine Plante inaugurée à Bordeaux le 2 décembre 2019. Celle-ci, dans une ville qui fut si active dans le commerce triangulaire, renvoie au succès de Billie Holiday en 1939 et symbolise une solidarité transatlantique entre les opprimés. (P.171)

 

Mais quelle vertu pédagogique et civique peut-on vraiment attendre d’une nouvelle statuaire aujourd’hui ? Lors de la Révolution française la réponse était claire. Les révolutionnaires, adhérant à la philosophie sensualiste, croyaient en la vertu persuasive de l’image alors qu’aujourd’hui la vertu persuasive de statues dont l’esthétique relève le plus souvent d’une mimesis désuète est devenue très douteuse. A supposer même qu’on puisse élaborer une esthétique nouvelle, adaptée à notre sensibilité, qui célébrerait-on ? Les historiens ont remis en cause l’idole biographique, les romanciers ont découvert l’homme sans qualités, et il n’est pas sûr qu’il soit encore aisé de célébrer des grands hommes ou des grandes femmes. La peoplisation contemporaine tend à célébrer dans les noms des rues ou d’établissements scolaires les chanteurs Brassens, Dalida, Piaf, Brel, Barbara, Trenet, ou Montand, dont les chansons sont devenues un bien commun, bien plus qu’elle ne célèbre des politiques — sauf peut-être ceux qui fondent une mémoire de Résistance.

 

Le livre se clôt sur un doute : comment panser des blessures, et avec des mémoires éclatées, comment construire un récit partagé ? Les convictions de l’historienne se dévoilent dans le choix final d’une belle citation de Frantz Fanon: « je n’ai pas le droit de me laisser engluer par les déterminations du passé. Je ne suis pas esclave de l’Esclavage qui déshumanisa mes pères. » (Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 2015 ; cité à la P.183). On se demandera si cet universalisme suffira à faire passer un passé qui ne passe pas.

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