Pourquoi Tocqueville ?
Dans le premier numéro de The Tocqueville Review/La Revue Tocqueville publié il y a près de quarante ans, Raymond Aron se félicitait de la « redécouverte » de l’œuvre d’Alexis de Tocqueville, exhumée après une longue période d’obscurité. S’il est vrai, comme l’écrivait Aron, que les livres de l’aristocrate normand avaient été délaissés par les professeurs de la Sorbonne et de l’École normale supérieure au milieu du siècle dernier, son nom est aujourd’hui une référence incontournable de part et d’autre côté de l’Atlantique. L’héritage intellectuel de Tocqueville excède le seul milieu universitaire. Régulièrement cité par les journalistes américains soucieux d’évaluer l’état de la démocratie américaine, et certains opposants de l’Etat jacobin centralisé ont revendiqué son autorité pour leurs propos. La présence de Tocqueville a atteint un tel point que son nom est presque inévitablement invoqué par les Français lorsqu’ils s’intéressent aux États-Unis. Cette tendance a peut-être incité Garrison Keillor à mettre en garde ses lecteurs contre les risques d’instrumentalisation des écrits de Tocqueville, dans une critique cinglante du livre de Bernard-Henri Lévy, où l’auteur tentait de réécrire De la Démocratie en Amérique : « on devrait se méfier des livres dont le titre mentionne Tocqueville » écrivait alors Keillor. Pour se garder contre l’éventuelle méfiance que pourrait inspirer l’intitulé de ce blog, il est utile de rappeler combien la pensée de Tocqueville est importante pour comprendre la démocratie du XXIe siècle, et pourquoi il est nécessaire de le redécouvrir encore.
La conception tocquevillienne de la démocratie demeure puissante, et cette puissance tient à sa profonde simplicité. Selon Tocqueville, le monde moderne est démocratique dans la mesure où il repose sur une présomption d’égalité des conditions entre les individus—les hiérarchies sociales, fondées sur les privilèges héréditaires, les ordres et les castes n’y sont plus légitimes. Dans l’Amérique observée par Tocqueville, cette égalité sociale a permis de créer un système politique représentatif et de forger un esprit égalitariste, mais elle ne se réduit ni à l’un ni à l’autre. Tocqueville fait de l’égalité des conditions la caractéristique fondamentale de la démocratie moderne. Mais cette caractéristique est aussi observable au sein de sociétés aux pratiques politiques et modes de pensées anti-démocratiques. L’œuvre de Tocqueville n’est donc pas la seule qui puisse nous permettre de comprendre la démocratie, et le prisme démocratique n’est pas la seule manière d’appréhender le monde contemporain. Mais ce cadre conceptuel n’en demeure pas moins utile à la compréhension des enjeux démocratiques contemporains, que ce soit en France, aux États-Unis ou ailleurs. Aujourd’hui, de nombreux pays démocratiques voient leurs institutions politiques remises en cause, pour partie par les mouvements dits « populistes ». Au même moment, des gouvernants autoritaires n’hésitent pas à se présenter comme des alternatives viables au modèle démocratique occidental tandis que certains pays cherchent à définir une voie intermédiaire en adoptant les canons de la « démocratie illibérale ». L’œuvre de Tocqueville nous invite à penser ces tendances mondiales comme composantes d’un monde démocratique. Ce blog se propose de répondre à cette invitation.
À cette fin, le blog Tocqueville 21 proposera des écrits originaux en anglais et en français, et encouragera les traductions et les échanges entre les deux langues. Bien qu’inspiré par un célèbre voyage entrepris depuis la France jusqu’aux États-Unis au XIXe siècle, Tocqueville 21 aura une portée mondiale et mobilisera des auteurs de nationalités et de traditions disciplinaires variées. Ce blog publiera régulièrement des articles d’auteurs invités, des entretiens, des notes de lecture et des échanges critiques. Tocqueville 21 se réjouit également d’accueillir les publications du blog French Politics d’Arthur Goldhammer, membre du comité éditorial de The Tocqueville Review/La Revue Tocqueville. Le blog se veut lieu d’échanges et de réflexion sur la démocratie au XXIe siècle en confrontant les perspectives diversifiées que cette tâche nécessite. Cette diversité est indispensable pour comprendre un monde où, comme Tocqueville l’a vu, la démocratie est presque universelle, mais sous tellement de formes divergentes et contradictoires qu’il est souvent difficile de la reconnaître.